Inédits

Leur rêve était enfin devenu réalité. Lui avait toujours désiré habiter ce quartier paisible; elle, devenir propriétaire d'une confortable maison de brique rouge, avec jardin à l'avant et à l'arrière, foyer au rez-de-chaussée, fenêtres à carreaux et porte cochère sur le côté. Ils avaient consacré presque un an à visiter des logements dans Chelsea, Putney, Hammersmith, pour convenir d'habiter celui-ci, près de Fulham Market, malgré le fait qu'il s'agissait d'une maison mitoyenne plutôt qu'un cottage détaché. Un jour viendrait où leurs revenus leur permettraient d'acheter l'autre moitié de l'immeuble, un jour qui ne serait pas si loin compte tenu de leurs emplois plus que respectables: les deux travaillaient pour la télévision, lui, Luco, en tant que chef d'antenne, et elle, Lina, en tant que directrice des émissions éducatives.

C'était une maison qui datait des années vingt. Mais les possibilités qu'elle offrait, en jetant ici un mur, en condamnant là un placard, en agrandissant la cuisine et la salle de bains, garantissait un intérieur spacieux et beaucoup de confort.

Lina avait un penchant pour les matériaux bruts, un peu froids, et pour les tons naturels.

Luco était connaisseur en matière de céramiques. Il possédait aussi une impressionnante collection de toiles contemporaines, dont de magnifiques monochromes pour lesquels le Tate Modern avait déjà offert des sommes considérables. Aussi, Luco, qui se passionnait pour la rénovation domiciliaire autant et sinon plus que pour les affaires publiques, avait dessiné les plans de tout le rez-de-chaussée.

Ils entrevoyaient donc les mois qui allaient suivre avec bonheur, déjà qu'ils découvraient les commodités de leur nouveau quartier, son charme discret, sa proximité des grands centres sans que la tranquillité en souffre.

Surtout, ils n'avaient plus à composer avec l'horrible borne fontaine qui déparait tant le terrain de leur ancienne résidence, et qui leur posait, ainsi qu'à leurs invités, un éternel problème de stationnement. Ils en avaient informé tous leurs amis à la blague, en ajoutant qu'il leur faudrait désormais retenir l'adresse pour repérer leur porte.

Lina avait bien remarqué que ses voisins immédiats avaient installé de petits bipèdes décoratifs devant leur plate-bande, mais ils étaient tout de même assez discrets, d'autant plus que la faute de goût qu'ils constituaient s'estompait complètement le soir venu.

Ces voisins leur avaient fait bon accueil. Mrs. Roony surtout; chaque matin depuis deux mois, elle engageait une petite conversation avec l'un ou l'autre avant de se rendre à son travail. Ces échanges se déroulaient dans courtoisie jamais prise en défaut, sauf ce jour peut-être où Mrs. Roony avait fait remarquer à Lina qu'elle s'était toujours occupée seule d'entretenir la pelouse mitoyenne, un petit terre-plein d'un mètre sur quatre environ qui séparait les deux perrons. Mais Lina, qui se voyait l'unique propriétaire des deux maisons dans un avenir certain, avait trouvé presque naturel que Mrs. Roony fasse valoir ses mérites comme une aborigène flairant les inconvénients d'un nouveau régime.

Les motivations de la voisine étaient cependant tout autres: lorsque Lina offrit d'entretenir à son tour ce terrain mitoyen,Mrs. Roony répliqua qu'elle entendait au contraire continuer de s'en occuper si cela ne posait pas de problème.

- A ce propos, poursuivit-elle sans la moindre trace d'embarras, mon beau-père, qui est artiste, un très bon artiste vous allez voir, nous a bricolé un petit quelque chose que nous serions heureux d'installer entre nos deux maisons. Ce serait l'endroit idéal, mais je voulais bien sûr vous en parler d'abord.

Lina était pressée ce matin-là. Elle coupa court. Elle relégua cette conversation dans un coin de son esprit où logeaient les mille futilités de la vie pour donner préséance à la fameuse conférence de presse annonçant la programmation d'automne.

Ce "petit quelque chose" dont avait parlé Mrs. Roony lui revint à l'esprit en soirée. Elle s'arrêta à se demander ce que cela pouvait bien être, et s'en voulut quelque peu d'avoir fait comme si la chose n'avait aucune importance. Elle en glissa un mot à Luco, puis plaisanta:

- J'espère au moins que ce sera moins vulgaire que ces affreux flamands roses qu'elle a installés devant son balcon.

- Des flamands roses? demanda Luco qui ne les avait pas remarqués.

Il est vrai qu'ils étaient à moitié cachés par une clôture ornementale.

- Enfin, Lina, tu aurais pu lui demander de quoi il s'agissait? Ce terrain nous appartient autant qu'à elle!

- Je sais bien, mais elle est gentille après tout. Et puis tu aurais fait la même chose, non? Qui sait si ces gens ne sont pas susceptibles?

Luco n'aurait jamais créé de mauvaises relations avec ses nouveaux voisins. Il espérait d'eux une certaine compréhension face aux travaux bruyants qu'il se proposait de faire.

- Bien... on verra, soupira-t-il.

Soupir qui ne fit qu'augmenter l'inquiétude de Lina. Pour conjurer une agglomération de flamands roses devant sa porte, elle évoqua la présence d'une jolie corbeille de granit. Après tout, Mrs. Roony n'avait-elle pas insisté sur le fait que son beau-père était un artiste?

Lina conclut en riant:

- Tant que ce ne sera pas une borne fontaine!

L'appréhension dura quelques jours, où chaque retour à la maison s'accompagnait d'un millier de suppositions loufoques. Une semaine passa. Presque à regret, ils en vinrent à la conclusion que les Roony avaient trouvé un autre endroit pour installer le mystérieux "petit quelque chose", et finirent par l'oublier.

Par un de ces beaux soirs de juillet où tout était serein, Lina se rendit à Fulham Market. Rien ne l'amusait autant que de flâner, pénétrée par l'authenticité de son bonheur léger comme un fluide, entre les étalages d'un Woolwoorth's où s'exposaient d'horribles bibelots en solde, et elle poussa l'absurdité jusqu'à payer quarante-neuf pence un crapaud en porcelaine pour faire une blague à Luco quand il prendrait sa douche.

Elle revint à la brunante, sereine au point de s'attendrir sur les plaintes d'un chat noir qu'elle vit surgir d'entre deux bosquets, elle qui pourtant était très superstitieuse. Aussi, c'est en voulant chasser un début de pressentiment qu'elle contourna le coin de sa rue, non sans s'étonner de voir un attroupement de gens sur son perron. Des amis à l'improviste? Elle s'approcha, souriante, mais graduellement son sourire se changea en expression de surprise, qui devint carrément de la stupeur. Au beau milieu du terrain mitoyen, et sur toute sa largeur, encerclé d'une plate-bande ovale et d'une clôture de broche, les Roony avaient installé l'ineffable cadeau du beau-père: une vache grandeur nature.

Mrs. Roony accourut:

- Vous avez laissé tomber un sac!

Elle enchaîna en vérifiant s'il n'y avait rien de cassé:

- N'est-ce pas qu'il est un artiste admirable? Il a gagné un prix l'an passé. Bien sûr, il manque les fleurs, nous allons nous en occuper demain. Blanches, il va de soi, et ce n'est pas tout!

Avec un sourire que ne pouvait justifier qu'une réelle tendresse, Mrs. Roony caressa la queue du bovin qui oscilla sur son essieu, en insistant sur la délicatesse du geste:

- Voyez, c'est commode! Elle va toujours nous dire d'où vient le vent.

 

 

Des géraniums blancs furent plantés autour de la vache, ainsi que sur ses flancs où de discrètes équerres avaient été prévues pour les boîtes à fleurs. L'on apprit que sa conception découlait d'un projet avorté pour la foire agricole de Tunbridge Wells, que sa silhouette avait été remaniée trois fois, que le fait que ses taches noires formaient quelques coulisses sur le latex blanc procédait d'un choix artistique et non d'une maladresse. L'absence de pis n'était que temporaire, celui-ci requérant un travail de découpage plus élaboré.

Luco avait raison, se disait Lina: mieux valait en rire. N'était-ce pas d'ailleurs ce que firent spontanément tous leurs amis?

Il s'en trouva même qui poussèrent la blague jusqu'à offrir en cadeau un petit seau pour qu'il soit placé en-dessous du pis nouvellement arrivé, ce que l'on fit, de nuit, pour ne pas offusquer les Roony. Mais la fête se poursuivit jusqu'au petit matin et l'on oublia de retirer le seau, en sorte que le lendemain, Mrs. Roony sonna à la porte. Contre toute attente, elle était radieuse:

- Quelle idée charmante!

Un couple de comédiens, invités la semaine suivante, offrirent un petit tabouret de bois, qu'on plaça à côté du seau. Les Roony, de plus en plus ravis, s'offrirent pour le peinturer en blanc. Trois jours plus tard, la vache reçut son ruban et sa cloche.

Tous les amis qui avaient pu contempler la petite vache une première fois se trouvaient spirituels de prolonger la plaisanterie. Au bout d'un mois, Lina et Luco avaient reçu un nombre effarant d'objets déco illustrant un assortiment complet de toutes les petites vaches possibles. On ne savait plus qu'en faire. Il y en avait sur les rebords des fenêtres, sur la tablette du foyer, sur le frigo, même dans la boîte à outils; plutôt que d'apporter des fleurs ou du vin, on offrait un bibelot ou un calendrier agricole. Les premières fois, on riait aux larmes. Mais au lendemain de son anniversaire, Lina s'éveilla à l'aube en murmurant d'une voix mi-somnambule mi-lucide:

- Luco... la prochaine personne qui va nous offrir un vache, je pense sincèrement que je vais l'assassiner.

Cette petite phrase inoffensive, Lina se trouva à la répéter au bureau. Sa copine Jennie, qui avait offert un treillis noir et blanc pour empêcher que la vache ne s'évade, releva l'allusion:

- Oh, je devrai en avertir Sarah. Tu sais qu'elle se propose de vous acheter des napperons...

- Jennie, depuis un mois, j'ai reçu plus de petites vaches qu'il en faut à un fermier pour sa production laitière annuelle. J'ai aussi de petits veaux. Si j'étais du genre à briser des objets de porcelaine quand je me mets en colère, je pourrais me mettre en colère pour les cinq prochaines années sans jamais manquer de bibelots. Je ne sais pas ce qui me retient de tout réduire en morceaux. La peur de me couper si je marche nu-pieds peut-être.

Là-dessus, elle éclata en sanglots.

- Allons, fit Jennie d'une voix compatissante. Tu es exténuée. La nouvelle programmation, le nouveau directeur, la campagne éducative, tu travailles vingt heures par jour. Tu n'as pas pris de vacances depuis plus d'un an.

 

 

Luco s'occupa de ses rénovations jusqu'à l'hiver. Il faisait un temps particulièrement doux pour la saison en sorte que la  vache semblait bien décidée à demeurer sur son domaine à regarder les piétons.

L'intérieur de la maison chez Luco et Lina avait toutefois été débarrassé de tous les colifichets reçus depuis l'été (ils les avaient remisés dans leur garage pour en faire don à un hôpital pour enfants).

Des collègues de la télévison ayant vu le grand salon désencombré en parlèrent à des spécialistes en décoration qui prirent rendez-vous en vue d'un numéro spécial pour le Real Homes and Gardens.

Ce numéro parut quelques semaines plus tard. Les éditeurs de la revue avaient choisi de coiffer la petite vache du titre:"Pour les citadins nostalgiques de la campagne" en page couverture.

Une compagnie de cartes postales envoya un contrat par la poste.

Quelques jours après, un huissier sonna à la porte. Les Roony les actionnaient pour fraude.

L'affaire passionna le district car, s'il est vrai que tous les goûts sont dans la nature, l'outrage fait à des gens aussi inoffensifs que ce couple charmant souleva l'indignation populaire. En effet, les Roony, ces pauvres sexagénaires aux yeux pleins de bonté, avaient été lésés de A à Z. Ils réclamaient 50,000 livres en dommages et intérêts; de plus, Luco se voyait menacé d'une énorme contravention pour avoir usurpé sur la place publique l'identité et la possession d'autrui. Lina était aussi passible d'une forte amande pour avoir été complice de Luco et décroché frauduleusement le titre de Citoyenne écologique de l'année.

Les Roony citèrent de nombreux témoins qui, tous, attestèrent de l'effronterie du jeune couple, lesquels avaient agi comme si la petite vache était la leur en lui procurant un seau, une échelle, une fermière de plâtre, une génisse en terre cuite, des bidons de plastic en vue de récolter le lait alors qu'elle n'avait toujours pas de pis.

 

Le président du Département exécutif des Communications annonça un grand remaniement culturel bonifiant la télévision éducative. Lina et Luco virent là l'occasion de nettoyer leur réputation en réservant à la nouvelle un traitement médiatique de la plus haute importance.

Sensible à tant d'égards, l'important personnage offrit au jeune couple des opportunités dont ils allaient pouvoir profiter à leur tour.

Ces renvois d'ascenseurs méritaient qu'on souligne la chose de façon privée et le président fut invité à dîner chez le couple. Il s'amena avec un cadeau: une reproduction de l'École flamande représentant un troupeau de bovins broutant dans un pré clair obscur, apparemment peint par un élève de Rembrandt.

Comme le riz était en train de coller, Luco suggéra à Lina de conduire l'important visiteur au salon.

En leur absence, Luco s'adonna à de douces pensées en surveillant la cuisson. Malgré ce procès qui avait sali leur réputation, ils étaient heureux dans leur nouveau domicile. La vie reprendrait son cours normal, se disait-il, et avec l'argent inespéré que leur offrait le président, ils allaient pouvoir acheter la maison des Roony et en prendre possession l'été suivant.

C'est en se figurant les belles rénovations qu'il se proposait de faire qu'il entendit une plainte sourde provenant de la pièce d'à côté. Lina parut dans la cuisine, et murmura d'une voix blafarde:

- Viens vite, Luco, il est arrivé quelque chose à Lord Tracy.

L'homme gisait inconscient sur le plancher.

 - Pour l'amour du ciel, Lina, que s'est-il passé?

- Je ne sais pas. Il était en train de contempler notre mobilier lorsqu'il s'est étouffé, et puis il est devenu tout bleu en essayant de dénouer sa cravate. Je crois qu'on devrait appeler l'ambulance.

Mais l'homme avait cessé de vivre.

 

 

Étant donné son casier judiciaire, Lina n'eut pas droit à une libération sous caution. La demande d'aller en appel dans l'affaire Roony fut rejetée étant donné le nouveau chef d'accusation qui pesait sur le jeune couple: meurtre avec préméditation. Jennie fut le principal témoin à charge:

 - Je jure par ma main droite que je l'avais entendu répéter au moins trois fois qu'elle assassinerait la prochaine personne qui lui offrirait une vache en cadeau.

L'autopsie avait beau révéler que Lord Tracy avait succombé à un infarctus, Luco ne put jamais prouver l'innocence de Lina parce qu'il avait été retenu au poêle pendant le moment fatidique.

Les Roony, qui étaient anglicans, se parjurèrent en disant qu'ils avaient entendu des bruits de bagarre ce soir-là. L'avocat de la Défense  tâcha de démontrer que les Roony souffraient de surdité en leur demandant à quelle date avaient eu lieu les travaux de rénovation. Mais l'opinion publique avait déjà élu dans son cœur ce couple de voisins qui faisait l'objet de toutes les persécutions, et Lina et Luco devinrent les prototypes de ces jeunes ambitieux qui ne reculent devant rien, pas même devant le crime, pour atteindre leurs objectifs.

La défense suggéra qu'on plaide le désordre mental. Découragée, Lina admit que c'était peut-être la moins pire des solutions:  les événements avaient contribué à la rendre folle, au propre comme au figuré. Le couple fut mis en liberté surveillée pendant la durée du procès. Leur espoir reposait sur le témoignage du médecin qui avait juré solennellement que Lord Tracy était mort de façon naturelle.

- Docteur Thompson, demanda la Couronne, n'avez-vous pas déjà déclaré dans une entrevue célèbre que la médecine était impuissante à déterminer la cause exacte d'un décès dans certaines circonstances?

- En effet, votre honneur.

- Appelez-moi maître.

- Oui, maître.

- Et n'avez-vous pas déclaré et je cite: "Souvent nous sommes tentés d'attribuer à un infarctus un décès dont les causes sont beaucoup plus psychologiques, une menace, ou quoi encore."

- J'ai dit cela, maître. De plus, on observe un arrêt cardiaque suite à l'absorption d'un produit inoffensif pour la plupart des gens, mais auquel la victime était allergique. Exemple, la moutarde.

Il fut révélé par son dossier médical que Lord Tracy était allergique à la moutarde forte. On interrogea les inculpés à savoir si les hors-d'œuvre avaient contenu de la moutarde. Les deux furent catégoriques: il n'y avait pas de moutarde dans les canapés. Comme Lina était tenue pour folle, son témoignage ne pouvait être retenu par les jurés. Quant à Luco, on lui demanda d'énumérer de mémoire ce que contenaient ses armoires de cuisine. Comme il fut incapable de nommer plus de trois épices, on ne put ajouter foi à son témoignage.

Qui peut dire avec certitude s'il y avait ou non un condiment dans son frigo à telle date ou à telle heure?

Ce soir-là, Luco et Lina se mirent au lit dans une atmosphère de froideur. Luco posa la question:

- Tu es bien sûre que tu ne lui as pas servi de la moutarde? Il était facile pour toi d'en saupoudrer sur les sardines...

- Les sardines?... balbutia Lina, les yeux hagards.

- Souviens-toi, il était fou de tes sardines, il s'en léchait les doigts.

- Mais... mais Luco! Te rends-tu compte de ce que tu dis? On dirait que tu doutes de ma sincérité?

Luco prit un air sévère. Il déclara froidement:

- J'ai appris à te connaître depuis six mois. Je n'avais de toi l'image d'une femme dynamique et volontaire. Mais je me rends compte à présent que tu manigançais dans mon dos. Toute cette histoire ne serait pas arrivée si tu avais fermement fait valoir tes responsabilités. Ce jour où Mrs. Roony t'a demandé la permission d'installer une vache sur notre terrain, tu as manqué d'autorité, et pour remédier à ce manque, tu nous as enlisés dans ce procès, et les proportions prenant de l'ampleur, toute l'affaire a éveillé en toi l'instinct sanguinaire du meurtre. Comme j'étais stupide de te défendre. Lord Tracy t'avait déjà refusé trois entrevues.  J'ai ouvert le frigo tout à l'heure. Sur quoi suis-je tombé? Sur un pot de moutarde forte. D'où vient-il?

Lina ferma les yeux. La plupart des gens voient tout en noir lorsqu'ils ferment leurs yeux. Or Lina vit un voile rouge comme le sang s'abaisser sur l'écran de ses paupières. Elle avait beau savoir qu'elle devenait folle, qu'elle atteignait la limite ultime de la démence, elle vint pour s'indigner. Impulsivement, elle se vit en train de gifler l'homme qu'elle aimait, l'égratigner jusqu'au sang pour lui faire payer cette trahison. La tenir pour une meurtrière! Mais l'image même de ce geste acheva de la confondre dans les méandres du doute. Elle capitula:

- Oui, Luco, murmura-t-elle en s'effondrant. Je crois bien que tu as raison. J'ai assassiné Lord Tracy. Je ne m'en souviens pas, mais je suis convaincue l'avoir fait. Autrement, comment expliquer que nous en soyons là?

 

Par un pittoresque matin de printemps, Mrs. Roony remarqua une petite écorchure sur la peinture de sa vache.

- Oh, darling,...

Mais elle ne put achever sa phrase, une douleur à la poitrine se nouant depuis son estomac jusqu'au bras gauche. Mr Roony trouva sa femme une heure plus tard, inconsciente sur le gazon. Elle avait été victime d'une embolie, et, transportée d'urgence à l'hôpital, elle apprit que ses heures étaient comptées. Ce fut alors qu'elle réclama le pasteur pour se confesser. Elle déclara avant de mourir qu'elle avait menti au procès, et qu'il n'y avait jamais eu de bruit de bagarre le soir du prétendu meurtre. Mr Roony confirma les dires de sa femme.

Ce fut assez pour qu'on rouvre le procès. On exhuma le corps de Lord Tracy. Nulle trace de moutarde ne fut trouvée dans ses viscères. Toute l'argumentation de l'accusation s'effondrait. L'affaire retentit dans les médias, et Lina fut innocentée après avoir été emprisonnée pour meurtre.

- Tu es libérée, vint lui annoncer Luco. Déborah Roony a parlé. Tous sont d'avis que Lord Tracy est mort de façon naturelle.

Lina continua de fixer le mur dans une torpeur mortuaire.

- Lina, c'est moi, Luco! Réponds-moi.

- Luco? Je ne connais pas de Luco, fit-elle d'une voix lente et morbide.

 - Notre cauchemar s'achève. Tu es libre! Tout va recommencer comme avant!

- Avant quoi? demanda-t-elle en se détournant.

Le gardien de la prison prit Luco par le bras et l'entraîna vers le couloir.

- On ne vous a pas informé? dit-il. Nous devons la transférer à l'hôpital pour malades mentaux. Son cas est déclaré très sérieux. Elle est persuadée qu'elle a tué votre voisine. Ah, monsieur, c'est une bien triste histoire! Un mot revient souvent dans son délire: moutarde. Voyez comme c'est drôle. Ce mot a un sens émotif pour elle. Mon opinion est qu'on l'a privée de moutarde et qu'elle en est restée marquée. Moi je vous dis ça, je ne suis pas psychologue, mais ça semble logique! On appelle ça une fixation. Curieux, n'est-ce pas? Moi, par exemple, je déteste la moutarde. Ce que j'aime par-dessus tout, c'est la compote de bleuets. Pourquoi me regardez-vous comme ça? Ça vous étonne? Hé! C'est comme on dit! Tous les goûts sont dans la nature...

par Cassandra

Topic 719065

DH//65Re://T7190[/Cassandra - Terrains] post. 17-06-26 11:24:55

 

 

© photo FLICKR Common exchange

 

Leur rêve était enfin devenu réalité. Lui avait toujours désiré habiter ce quartier paisible; elle, devenir propriétaire d'une confortable maison de brique rouge, avec jardin à l'avant et à l'arrière, foyer au rez-de-chaussée, fenêtres à carreaux et porte cochère sur le côté. Ils avaient consacré presque un an à visiter des logements dans Chelsea, Putney, Hammersmith, pour convenir d'habiter celui-ci, près de Fulham Market, malgré le fait qu'il s'agissait d'une maison mitoyenne plutôt qu'un cottage détaché. Un jour viendrait où leurs revenus leur permettraient d'acheter l'autre moitié de l'immeuble, un jour qui ne serait pas si loin compte tenu de leurs emplois plus que respectables: les deux travaillaient pour la télévision, lui, Luco, en tant que chef d'antenne, et elle, Lina, en tant que directrice des émissions éducatives.

C'était une maison qui datait des années vingt. Mais les possibilités qu'elle offrait, en jetant ici un mur, en condamnant là un placard, en agrandissant la cuisine et la salle de bains, garantissait un intérieur spacieux et beaucoup de confort.

Lina avait un penchant pour les matériaux bruts, un peu froids, et pour les tons naturels.

Luco était connaisseur en matière de céramiques. Il possédait aussi une impressionnante collection de toiles contemporaines, dont de magnifiques monochromes pour lesquels le Tate Modern avait déjà offert des sommes considérables. Aussi, Luco, qui se passionnait pour la rénovation domiciliaire autant et sinon plus que pour les affaires publiques, avait dessiné les plans de tout le rez-de-chaussée.

Ils entrevoyaient donc les mois qui allaient suivre avec bonheur, déjà qu'ils découvraient les commodités de leur nouveau quartier, son charme discret, sa proximité des grands centres sans que la tranquillité en souffre.

Surtout, ils n'avaient plus à composer avec l'horrible borne fontaine qui déparait tant le terrain de leur ancienne résidence, et qui leur posait, ainsi qu'à leurs invités, un éternel problème de stationnement. Ils en avaient informé tous leurs amis à la blague, en ajoutant qu'il leur faudrait désormais retenir l'adresse pour repérer leur porte.

Lina avait bien remarqué que ses voisins immédiats avaient installé de petits bipèdes décoratifs devant leur plate-bande, mais ils étaient tout de même assez discrets, d'autant plus que la faute de goût qu'ils constituaient s'estompait complètement le soir venu.

Ces voisins leur avaient fait bon accueil. Mrs. Roony surtout; chaque matin depuis deux mois, elle engageait une petite conversation avec l'un ou l'autre avant de se rendre à son travail. Ces échanges se déroulaient dans courtoisie jamais prise en défaut, sauf ce jour peut-être où Mrs. Roony avait fait remarquer à Lina qu'elle s'était toujours occupée seule d'entretenir la pelouse mitoyenne, un petit terre-plein d'un mètre sur quatre environ qui séparait les deux perrons. Mais Lina, qui se voyait l'unique propriétaire des deux maisons dans un avenir certain, avait trouvé presque naturel que Mrs. Roony fasse valoir ses mérites comme une aborigène flairant les inconvénients d'un nouveau régime.

Les motivations de la voisine étaient cependant tout autres: lorsque Lina offrit d'entretenir à son tour ce terrain mitoyen,Mrs. Roony répliqua qu'elle entendait au contraire continuer de s'en occuper si cela ne posait pas de problème.

- A ce propos, poursuivit-elle sans la moindre trace d'embarras, mon beau-père, qui est artiste, un très bon artiste vous allez voir, nous a bricolé un petit quelque chose que nous serions heureux d'installer entre nos deux maisons. Ce serait l'endroit idéal, mais je voulais bien sûr vous en parler d'abord.

Lina était pressée ce matin-là. Elle coupa court. Elle relégua cette conversation dans un coin de son esprit où logeaient les mille futilités de la vie pour donner préséance à la fameuse conférence de presse annonçant la programmation d'automne.

Ce "petit quelque chose" dont avait parlé Mrs. Roony lui revint à l'esprit en soirée. Elle s'arrêta à se demander ce que cela pouvait bien être, et s'en voulut quelque peu d'avoir fait comme si la chose n'avait aucune importance. Elle en glissa un mot à Luco, puis plaisanta:

- J'espère au moins que ce sera moins vulgaire que ces affreux flamands roses qu'elle a installés devant son balcon.

- Des flamands roses? demanda Luco qui ne les avait pas remarqués.

Il est vrai qu'ils étaient à moitié cachés par une clôture ornementale.

- Enfin, Lina, tu aurais pu lui demander de quoi il s'agissait? Ce terrain nous appartient autant qu'à elle!

- Je sais bien, mais elle est gentille après tout. Et puis tu aurais fait la même chose, non? Qui sait si ces gens ne sont pas susceptibles?

Luco n'aurait jamais créé de mauvaises relations avec ses nouveaux voisins. Il espérait d'eux une certaine compréhension face aux travaux bruyants qu'il se proposait de faire.

- Bien... on verra, soupira-t-il.

Soupir qui ne fit qu'augmenter l'inquiétude de Lina. Pour conjurer une agglomération de flamands roses devant sa porte, elle évoqua la présence d'une jolie corbeille de granit. Après tout, Mrs. Roony n'avait-elle pas insisté sur le fait que son beau-père était un artiste?

Lina conclut en riant:

- Tant que ce ne sera pas une borne fontaine!

L'appréhension dura quelques jours, où chaque retour à la maison s'accompagnait d'un millier de suppositions loufoques. Une semaine passa. Presque à regret, ils en vinrent à la conclusion que les Roony avaient trouvé un autre endroit pour installer le mystérieux "petit quelque chose", et finirent par l'oublier.

Par un de ces beaux soirs de juillet où tout était serein, Lina se rendit à Fulham Market. Rien ne l'amusait autant que de flâner, pénétrée par l'authenticité de son bonheur léger comme un fluide, entre les étalages d'un Woolwoorth's où s'exposaient d'horribles bibelots en solde, et elle poussa l'absurdité jusqu'à payer quarante-neuf pence un crapaud en porcelaine pour faire une blague à Luco quand il prendrait sa douche.

Elle revint à la brunante, sereine au point de s'attendrir sur les plaintes d'un chat noir qu'elle vit surgir d'entre deux bosquets, elle qui pourtant était très superstitieuse. Aussi, c'est en voulant chasser un début de pressentiment qu'elle contourna le coin de sa rue, non sans s'étonner de voir un attroupement de gens sur son perron. Des amis à l'improviste? Elle s'approcha, souriante, mais graduellement son sourire se changea en expression de surprise, qui devint carrément de la stupeur. Au beau milieu du terrain mitoyen, et sur toute sa largeur, encerclé d'une plate-bande ovale et d'une clôture de broche, les Roony avaient installé l'ineffable cadeau du beau-père: une vache grandeur nature.

Mrs. Roony accourut:

- Vous avez laissé tomber un sac!

Elle enchaîna en vérifiant s'il n'y avait rien de cassé:

- N'est-ce pas qu'il est un artiste admirable? Il a gagné un prix l'an passé. Bien sûr, il manque les fleurs, nous allons nous en occuper demain. Blanches, il va de soi, et ce n'est pas tout!

Avec un sourire que ne pouvait justifier qu'une réelle tendresse, Mrs. Roony caressa la queue du bovin qui oscilla sur son essieu, en insistant sur la délicatesse du geste:

- Voyez, c'est commode! Elle va toujours nous dire d'où vient le vent.

 

 

Des géraniums blancs furent plantés autour de la vache, ainsi que sur ses flancs où de discrètes équerres avaient été prévues pour les boîtes à fleurs. L'on apprit que sa conception découlait d'un projet avorté pour la foire agricole de Tunbridge Wells, que sa silhouette avait été remaniée trois fois, que le fait que ses taches noires formaient quelques coulisses sur le latex blanc procédait d'un choix artistique et non d'une maladresse. L'absence de pis n'était que temporaire, celui-ci requérant un travail de découpage plus élaboré.

Luco avait raison, se disait Lina: mieux valait en rire. N'était-ce pas d'ailleurs ce que firent spontanément tous leurs amis?

Il s'en trouva même qui poussèrent la blague jusqu'à offrir en cadeau un petit seau pour qu'il soit placé en-dessous du pis nouvellement arrivé, ce que l'on fit, de nuit, pour ne pas offusquer les Roony. Mais la fête se poursuivit jusqu'au petit matin et l'on oublia de retirer le seau, en sorte que le lendemain, Mrs. Roony sonna à la porte. Contre toute attente, elle était radieuse:

- Quelle idée charmante!

Un couple de comédiens, invités la semaine suivante, offrirent un petit tabouret de bois, qu'on plaça à côté du seau. Les Roony, de plus en plus ravis, s'offrirent pour le peinturer en blanc. Trois jours plus tard, la vache reçut son ruban et sa cloche.

Tous les amis qui avaient pu contempler la petite vache une première fois se trouvaient spirituels de prolonger la plaisanterie. Au bout d'un mois, Lina et Luco avaient reçu un nombre effarant d'objets déco illustrant un assortiment complet de toutes les petites vaches possibles. On ne savait plus qu'en faire. Il y en avait sur les rebords des fenêtres, sur la tablette du foyer, sur le frigo, même dans la boîte à outils; plutôt que d'apporter des fleurs ou du vin, on offrait un bibelot ou un calendrier agricole. Les premières fois, on riait aux larmes. Mais au lendemain de son anniversaire, Lina s'éveilla à l'aube en murmurant d'une voix mi-somnambule mi-lucide:

- Luco... la prochaine personne qui va nous offrir un vache, je pense sincèrement que je vais l'assassiner.

Cette petite phrase inoffensive, Lina se trouva à la répéter au bureau. Sa copine Jennie, qui avait offert un treillis noir et blanc pour empêcher que la vache ne s'évade, releva l'allusion:

- Oh, je devrai en avertir Sarah. Tu sais qu'elle se propose de vous acheter des napperons...

- Jennie, depuis un mois, j'ai reçu plus de petites vaches qu'il en faut à un fermier pour sa production laitière annuelle. J'ai aussi de petits veaux. Si j'étais du genre à briser des objets de porcelaine quand je me mets en colère, je pourrais me mettre en colère pour les cinq prochaines années sans jamais manquer de bibelots. Je ne sais pas ce qui me retient de tout réduire en morceaux. La peur de me couper si je marche nu-pieds peut-être.

Là-dessus, elle éclata en sanglots.

- Allons, fit Jennie d'une voix compatissante. Tu es exténuée. La nouvelle programmation, le nouveau directeur, la campagne éducative, tu travailles vingt heures par jour. Tu n'as pas pris de vacances depuis plus d'un an.

 

 

 Luco s'occupa de ses rénovations jusqu'à l'hiver. Il faisait un temps particulièrement doux pour la saison en sorte que la  vache semblait bien décidée à demeurer sur son domaine à regarder les piétons.

L'intérieur de la maison chez Luco et Lina avait toutefois été débarrassé de tous les colifichets reçus depuis l'été (ils les avaient remisés dans leur garage pour en faire don à un hôpital pour enfants).

Des collègues de la télévison ayant vu le grand salon désencombré en parlèrent à des spécialistes en décoration qui prirent rendez-vous en vue d'un numéro spécial pour le Real Homes and Gardens.

Ce numéro parut quelques semaines plus tard. Les éditeurs de la revue avaient choisi de coiffer la petite vache du titre:"Pour les citadins nostalgiques de la campagne" en page couverture.

Une compagnie de cartes postales envoya un contrat par la poste.

Quelques jours après, un huissier sonna à la porte. Les Roony les actionnaient pour fraude.

L'affaire passionna le district car, s'il est vrai que tous les goûts sont dans la nature, l'outrage fait à des gens aussi inoffensifs que ce couple charmant souleva l'indignation populaire. En effet, les Roony, ces pauvres sexagénaires aux yeux pleins de bonté, avaient été lésés de A à Z. Ils réclamaient 50,000 livres en dommages et intérêts; de plus, Luco se voyait menacé d'une énorme contravention pour avoir usurpé sur la place publique l'identité et la possession d'autrui. Lina était aussi passible d'une forte amande pour avoir été complice de Luco et décroché frauduleusement le titre de Citoyenne écologique de l'année.

Les Roony citèrent de nombreux témoins qui, tous, attestèrent de l'effronterie du jeune couple, lesquels avaient agi comme si la petite vache était la leur en lui procurant un seau, une échelle, une fermière de plâtre, une génisse en terre cuite, des bidons de plastic en vue de récolter le lait alors qu'elle n'avait toujours pas de pis.

 

Le président du Département exécutif des Communications annonça un grand remaniement culturel bonifiant la télévision éducative. Lina et Luco virent là l'occasion de nettoyer leur réputation en réservant à la nouvelle un traitement médiatique de la plus haute importance.

Sensible à tant d'égards, l'important personnage offrit au jeune couple des opportunités dont ils allaient pouvoir profiter à leur tour.

Ces renvois d'ascenseurs méritaient qu'on souligne la chose de façon privée et le président fut invité à dîner chez le couple. Il s'amena avec un cadeau: une reproduction de l'École flamande représentant un troupeau de bovins broutant dans un pré clair obscur, apparemment peint par un élève de Rembrandt.

Comme le riz était en train de coller, Luco suggéra à Lina de conduire l'important visiteur au salon.

En leur absence, Luco s'adonna à de douces pensées en surveillant la cuisson. Malgré ce procès qui avait sali leur réputation, ils étaient heureux dans leur nouveau domicile. La vie reprendrait son cours normal, se disait-il, et avec l'argent inespéré que leur offrait le président, ils allaient pouvoir acheter la maison des Roony et en prendre possession l'été suivant.

C'est en se figurant les belles rénovations qu'il se proposait de faire qu'il entendit une plainte sourde provenant de la pièce d'à côté. Lina parut dans la cuisine, et murmura d'une voix blafarde:

- Viens vite, Luco, il est arrivé quelque chose à Lord Tracy.

L'homme gisait inconscient sur le plancher.

 - Pour l'amour du ciel, Lina, que s'est-il passé?

- Je ne sais pas. Il était en train de contempler notre mobilier lorsqu'il s'est étouffé, et puis il est devenu tout bleu en essayant de dénouer sa cravate. Je crois qu'on devrait appeler l'ambulance.

Mais l'homme avait cessé de vivre.

 

 

Étant donné son casier judiciaire, Lina n'eut pas droit à une libération sous caution. La demande d'aller en appel dans l'affaire Roony fut rejetée étant donné le nouveau chef d'accusation qui pesait sur le jeune couple: meurtre avec préméditation. Jennie fut le principal témoin à charge:

 - Je jure par ma main droite que je l'avais entendu répéter au moins trois fois qu'elle assassinerait la prochaine personne qui lui offrirait une vache en cadeau.

L'autopsie avait beau révéler que Lord Tracy avait succombé à un infarctus, Luco ne put jamais prouver l'innocence de Lina parce qu'il avait été retenu au poêle pendant le moment fatidique.

Les Roony, qui étaient anglicans, se parjurèrent en disant qu'ils avaient entendu des bruits de bagarre ce soir-là. L'avocat de la Défense  tâcha de démontrer que les Roony souffraient de surdité en leur demandant à quelle date avaient eu lieu les travaux de rénovation. Mais l'opinion publique avait déjà élu dans son cœur ce couple de voisins qui faisait l'objet de toutes les persécutions, et Lina et Luco devinrent les prototypes de ces jeunes ambitieux qui ne reculent devant rien, pas même devant le crime, pour atteindre leurs objectifs.

La défense suggéra qu'on plaide le désordre mental. Découragée, Lina admit que c'était peut-être la moins pire des solutions:  les événements avaient contribué à la rendre folle, au propre comme au figuré. Le couple fut mis en liberté surveillée pendant la durée du procès. Leur espoir reposait sur le témoignage du médecin qui avait juré solennellement que Lord Tracy était mort de façon naturelle.

- Docteur Thompson, demanda la Couronne, n'avez-vous pas déjà déclaré dans une entrevue célèbre que la médecine était impuissante à déterminer la cause exacte d'un décès dans certaines circonstances?

- En effet, votre honneur.

- Appelez-moi maître.

- Oui, maître.

- Et n'avez-vous pas déclaré et je cite: "Souvent nous sommes tentés d'attribuer à un infarctus un décès dont les causes sont beaucoup plus psychologiques, une menace, ou quoi encore."

- J'ai dit cela, maître. De plus, on observe un arrêt cardiaque suite à l'absorption d'un produit inoffensif pour la plupart des gens, mais auquel la victime était allergique. Exemple, la moutarde.

Il fut révélé par son dossier médical que Lord Tracy était allergique à la moutarde forte. On interrogea les inculpés à savoir si les hors-d'œuvre avaient contenu de la moutarde. Les deux furent catégoriques: il n'y avait pas de moutarde dans les canapés. Comme Lina était tenue pour folle, son témoignage ne pouvait être retenu par les jurés. Quant à Luco, on lui demanda d'énumérer de mémoire ce que contenaient ses armoires de cuisine. Comme il fut incapable de nommer plus de trois épices, on ne put ajouter foi à son témoignage.

Qui peut dire avec certitude s'il y avait ou non un condiment dans son frigo à telle date ou à telle heure?

Ce soir-là, Luco et Lina se mirent au lit dans une atmosphère de froideur. Luco posa la question:

- Tu es bien sûre que tu ne lui as pas servi de la moutarde? Il était facile pour toi d'en saupoudrer sur les sardines...

- Les sardines?... balbutia Lina, les yeux hagards.

- Souviens-toi, il était fou de tes sardines, il s'en léchait les doigts.

- Mais... mais Luco! Te rends-tu compte de ce que tu dis? On dirait que tu doutes de ma sincérité?

Luco prit un air sévère. Il déclara froidement:

- J'ai appris à te connaître depuis six mois. Je n'avais de toi l'image d'une femme dynamique et volontaire. Mais je me rends compte à présent que tu manigançais dans mon dos. Toute cette histoire ne serait pas arrivée si tu avais fermement fait valoir tes responsabilités. Ce jour où Mrs. Roony t'a demandé la permission d'installer une vache sur notre terrain, tu as manqué d'autorité, et pour remédier à ce manque, tu nous as enlisés dans ce procès, et les proportions prenant de l'ampleur, toute l'affaire a éveillé en toi l'instinct sanguinaire du meurtre. Comme j'étais stupide de te défendre. Lord Tracy t'avait déjà refusé trois entrevues.  J'ai ouvert le frigo tout à l'heure. Sur quoi suis-je tombé? Sur un pot de moutarde forte. D'où vient-il?

Lina ferma les yeux. La plupart des gens voient tout en noir lorsqu'ils ferment leurs yeux. Or Lina vit un voile rouge comme le sang s'abaisser sur l'écran de ses paupières. Elle avait beau savoir qu'elle devenait folle, qu'elle atteignait la limite ultime de la démence, elle vint pour s'indigner. Impulsivement, elle se vit en train de gifler l'homme qu'elle aimait, l'égratigner jusqu'au sang pour lui faire payer cette trahison. La tenir pour une meurtrière! Mais l'image même de ce geste acheva de la confondre dans les méandres du doute. Elle capitula:

- Oui, Luco, murmura-t-elle en s'effondrant. Je crois bien que tu as raison. J'ai assassiné Lord Tracy. Je ne m'en souviens pas, mais je suis convaincue l'avoir fait. Autrement, comment expliquer que nous en soyons là?

 

Par un pittoresque matin de printemps, Mrs. Roony remarqua une petite écorchure sur la peinture de sa vache.

- Oh, darling,...

Mais elle ne put achever sa phrase, une douleur à la poitrine se nouant depuis son estomac jusqu'au bras gauche. Mr Roony trouva sa femme une heure plus tard, inconsciente sur le gazon. Elle avait été victime d'une embolie, et, transportée d'urgence à l'hôpital, elle apprit que ses heures étaient comptées. Ce fut alors qu'elle réclama le pasteur pour se confesser. Elle déclara avant de mourir qu'elle avait menti au procès, et qu'il n'y avait jamais eu de bruit de bagarre le soir du prétendu meurtre. Mr Roony confirma les dires de sa femme.

Ce fut assez pour qu'on rouvre le procès. On exhuma le corps de Lord Tracy. Nulle trace de moutarde ne fut trouvée dans ses viscères. Toute l'argumentation de l'accusation s'effondrait. L'affaire retentit dans les médias, et Lina fut innocentée après avoir été emprisonnée pour meurtre.

- Tu es libérée, vint lui annoncer Luco. Déborah Roony a parlé. Tous sont d'avis que Lord Tracy est mort de façon naturelle.

Lina continua de fixer le mur dans une torpeur mortuaire.

- Lina, c'est moi, Luco! Réponds-moi.

- Luco? Je ne connais pas de Luco, fit-elle d'une voix lente et morbide.

 - Notre cauchemar s'achève. Tu es libre! Tout va recommencer comme avant!

- Avant quoi? demanda-t-elle en se détournant.

Le gardien de la prison prit Luco par le bras et l'entraîna vers le couloir.

- On ne vous a pas informé? dit-il. Nous devons la transférer à l'hôpital pour malades mentaux. Son cas est déclaré très sérieux. Elle est persuadée qu'elle a tué votre voisine. Ah, monsieur, c'est une bien triste histoire! Un mot revient souvent dans son délire: moutarde. Voyez comme c'est drôle. Ce mot a un sens émotif pour elle. Mon opinion est qu'on l'a privée de moutarde et qu'elle en est restée marquée. Moi je vous dis ça, je ne suis pas psychologue, mais ça semble logique! On appelle ça une fixation. Curieux, n'est-ce pas? Moi, par exemple, je déteste la moutarde. Ce que j'aime par-dessus tout, c'est la compote de bleuets. Pourquoi me regardez-vous comme ça? Ça vous étonne? Hé! C'est comme on dit! Tous les goûts sont dans la nature...

par Cassandra

Topic 719065

DH//65Re://T7190[/Cassandra - Terrains] post. 17-06-26 11:24:55

 

 

© photo FLICKR Common exchange

Inédits

 

Leur rêve était enfin devenu réalité. Lui avait toujours désiré habiter ce quartier paisible; elle, devenir propriétaire d'une confortable maison de brique rouge, avec jardin à l'avant et à l'arrière, foyer au rez-de-chaussée, fenêtres à carreaux et porte cochère sur le côté. Ils avaient consacré presque un an à visiter des logements dans Chelsea, Putney, Hammersmith, pour convenir d'habiter celui-ci, près de Fulham Market, malgré le fait qu'il s'agissait d'une maison mitoyenne plutôt qu'un cottage détaché. Un jour viendrait où leurs revenus leur permettraient d'acheter l'autre moitié de l'immeuble, un jour qui ne serait pas si loin compte tenu de leurs emplois plus que respectables: les deux travaillaient pour la télévision, lui, Luco, en tant que chef d'antenne, et elle, Lina, en tant que directrice des émissions éducatives.

C'était une maison qui datait des années vingt. Mais les possibilités qu'elle offrait, en jetant ici un mur, en condamnant là un placard, en agrandissant la cuisine et la salle de bains, garantissait un intérieur spacieux et beaucoup de confort.

Lina avait un penchant pour les matériaux bruts, un peu froids, et pour les tons naturels.

Luco était connaisseur en matière de céramiques. Il possédait aussi une impressionnante collection de toiles contemporaines, dont de magnifiques monochromes pour lesquels le Tate Modern avait déjà offert des sommes considérables. Aussi, Luco, qui se passionnait pour la rénovation domiciliaire autant et sinon plus que pour les affaires publiques, avait dessiné les plans de tout le rez-de-chaussée.

Ils entrevoyaient donc les mois qui allaient suivre avec bonheur, déjà qu'ils découvraient les commodités de leur nouveau quartier, son charme discret, sa proximité des grands centres sans que la tranquillité en souffre.

Surtout, ils n'avaient plus à composer avec l'horrible borne fontaine qui déparait tant le terrain de leur ancienne résidence, et qui leur posait, ainsi qu'à leurs invités, un éternel problème de stationnement. Ils en avaient informé tous leurs amis à la blague, en ajoutant qu'il leur faudrait désormais retenir l'adresse pour repérer leur porte.

Lina avait bien remarqué que ses voisins immédiats avaient installé de petits bipèdes décoratifs devant leur plate-bande, mais ils étaient tout de même assez discrets, d'autant plus que la faute de goût qu'ils constituaient s'estompait complètement le soir venu.

Ces voisins leur avaient fait bon accueil. Mrs. Roony surtout; chaque matin depuis deux mois, elle engageait une petite conversation avec l'un ou l'autre avant de se rendre à son travail. Ces échanges se déroulaient dans courtoisie jamais prise en défaut, sauf ce jour peut-être où Mrs. Roony avait fait remarquer à Lina qu'elle s'était toujours occupée seule d'entretenir la pelouse mitoyenne, un petit terre-plein d'un mètre sur quatre environ qui séparait les deux perrons. Mais Lina, qui se voyait l'unique propriétaire des deux maisons dans un avenir certain, avait trouvé presque naturel que Mrs. Roony fasse valoir ses mérites comme une aborigène flairant les inconvénients d'un nouveau régime.

Les motivations de la voisine étaient cependant tout autres: lorsque Lina offrit d'entretenir à son tour ce terrain mitoyen,Mrs. Roony répliqua qu'elle entendait au contraire continuer de s'en occuper si cela ne posait pas de problème.

- A ce propos, poursuivit-elle sans la moindre trace d'embarras, mon beau-père, qui est artiste, un très bon artiste vous allez voir, nous a bricolé un petit quelque chose que nous serions heureux d'installer entre nos deux maisons. Ce serait l'endroit idéal, mais je voulais bien sûr vous en parler d'abord.

Lina était pressée ce matin-là. Elle coupa court. Elle relégua cette conversation dans un coin de son esprit où logeaient les mille futilités de la vie pour donner préséance à la fameuse conférence de presse annonçant la programmation d'automne.

Ce "petit quelque chose" dont avait parlé Mrs. Roony lui revint à l'esprit en soirée. Elle s'arrêta à se demander ce que cela pouvait bien être, et s'en voulut quelque peu d'avoir fait comme si la chose n'avait aucune importance. Elle en glissa un mot à Luco, puis plaisanta:

- J'espère au moins que ce sera moins vulgaire que ces affreux flamands roses qu'elle a installés devant son balcon.

- Des flamands roses? demanda Luco qui ne les avait pas remarqués.

Il est vrai qu'ils étaient à moitié cachés par une clôture ornementale.

- Enfin, Lina, tu aurais pu lui demander de quoi il s'agissait? Ce terrain nous appartient autant qu'à elle!

- Je sais bien, mais elle est gentille après tout. Et puis tu aurais fait la même chose, non? Qui sait si ces gens ne sont pas susceptibles?

Luco n'aurait jamais créé de mauvaises relations avec ses nouveaux voisins. Il espérait d'eux une certaine compréhension face aux travaux bruyants qu'il se proposait de faire.

- Bien... on verra, soupira-t-il.

Soupir qui ne fit qu'augmenter l'inquiétude de Lina. Pour conjurer une agglomération de flamands roses devant sa porte, elle évoqua la présence d'une jolie corbeille de granit. Après tout, Mrs. Roony n'avait-elle pas insisté sur le fait que son beau-père était un artiste?

Lina conclut en riant:

- Tant que ce ne sera pas une borne fontaine!

L'appréhension dura quelques jours, où chaque retour à la maison s'accompagnait d'un millier de suppositions loufoques. Une semaine passa. Presque à regret, ils en vinrent à la conclusion que les Roony avaient trouvé un autre endroit pour installer le mystérieux "petit quelque chose", et finirent par l'oublier.

Par un de ces beaux soirs de juillet où tout était serein, Lina se rendit à Fulham Market. Rien ne l'amusait autant que de flâner, pénétrée par l'authenticité de son bonheur léger comme un fluide, entre les étalages d'un Woolwoorth's où s'exposaient d'horribles bibelots en solde, et elle poussa l'absurdité jusqu'à payer quarante-neuf pence un crapaud en porcelaine pour faire une blague à Luco quand il prendrait sa douche.

Elle revint à la brunante, sereine au point de s'attendrir sur les plaintes d'un chat noir qu'elle vit surgir d'entre deux bosquets, elle qui pourtant était très superstitieuse. Aussi, c'est en voulant chasser un début de pressentiment qu'elle contourna le coin de sa rue, non sans s'étonner de voir un attroupement de gens sur son perron. Des amis à l'improviste? Elle s'approcha, souriante, mais graduellement son sourire se changea en expression de surprise, qui devint carrément de la stupeur. Au beau milieu du terrain mitoyen, et sur toute sa largeur, encerclé d'une plate-bande ovale et d'une clôture de broche, les Roony avaient installé l'ineffable cadeau du beau-père: une vache grandeur nature.

Mrs. Roony accourut:

- Vous avez laissé tomber un sac!

Elle enchaîna en vérifiant s'il n'y avait rien de cassé:

- N'est-ce pas qu'il est un artiste admirable? Il a gagné un prix l'an passé. Bien sûr, il manque les fleurs, nous allons nous en occuper demain. Blanches, il va de soi, et ce n'est pas tout!

Avec un sourire que ne pouvait justifier qu'une réelle tendresse, Mrs. Roony caressa la queue du bovin qui oscilla sur son essieu, en insistant sur la délicatesse du geste:

- Voyez, c'est commode! Elle va toujours nous dire d'où vient le vent.

 

 

Des géraniums blancs furent plantés autour de la vache, ainsi que sur ses flancs où de discrètes équerres avaient été prévues pour les boîtes à fleurs. L'on apprit que sa conception découlait d'un projet avorté pour la foire agricole de Tunbridge Wells, que sa silhouette avait été remaniée trois fois, que le fait que ses taches noires formaient quelques coulisses sur le latex blanc procédait d'un choix artistique et non d'une maladresse. L'absence de pis n'était que temporaire, celui-ci requérant un travail de découpage plus élaboré.

Luco avait raison, se disait Lina: mieux valait en rire. N'était-ce pas d'ailleurs ce que firent spontanément tous leurs amis?

Il s'en trouva même qui poussèrent la blague jusqu'à offrir en cadeau un petit seau pour qu'il soit placé en-dessous du pis nouvellement arrivé, ce que l'on fit, de nuit, pour ne pas offusquer les Roony. Mais la fête se poursuivit jusqu'au petit matin et l'on oublia de retirer le seau, en sorte que le lendemain, Mrs. Roony sonna à la porte. Contre toute attente, elle était radieuse:

- Quelle idée charmante!

Un couple de comédiens, invités la semaine suivante, offrirent un petit tabouret de bois, qu'on plaça à côté du seau. Les Roony, de plus en plus ravis, s'offrirent pour le peinturer en blanc. Trois jours plus tard, la vache reçut son ruban et sa cloche.

Tous les amis qui avaient pu contempler la petite vache une première fois se trouvaient spirituels de prolonger la plaisanterie. Au bout d'un mois, Lina et Luco avaient reçu un nombre effarant d'objets déco illustrant un assortiment complet de toutes les petites vaches possibles. On ne savait plus qu'en faire. Il y en avait sur les rebords des fenêtres, sur la tablette du foyer, sur le frigo, même dans la boîte à outils; plutôt que d'apporter des fleurs ou du vin, on offrait un bibelot ou un calendrier agricole. Les premières fois, on riait aux larmes. Mais au lendemain de son anniversaire, Lina s'éveilla à l'aube en murmurant d'une voix mi-somnambule mi-lucide:

- Luco... la prochaine personne qui va nous offrir un vache, je pense sincèrement que je vais l'assassiner.

Cette petite phrase inoffensive, Lina se trouva à la répéter au bureau. Sa copine Jennie, qui avait offert un treillis noir et blanc pour empêcher que la vache ne s'évade, releva l'allusion:

- Oh, je devrai en avertir Sarah. Tu sais qu'elle se propose de vous acheter des napperons...

- Jennie, depuis un mois, j'ai reçu plus de petites vaches qu'il en faut à un fermier pour sa production laitière annuelle. J'ai aussi de petits veaux. Si j'étais du genre à briser des objets de porcelaine quand je me mets en colère, je pourrais me mettre en colère pour les cinq prochaines années sans jamais manquer de bibelots. Je ne sais pas ce qui me retient de tout réduire en morceaux. La peur de me couper si je marche nu-pieds peut-être.

Là-dessus, elle éclata en sanglots.

- Allons, fit Jennie d'une voix compatissante. Tu es exténuée. La nouvelle programmation, le nouveau directeur, la campagne éducative, tu travailles vingt heures par jour. Tu n'as pas pris de vacances depuis plus d'un an.

 

 

Luco s'occupa de ses rénovations jusqu'à l'hiver. Il faisait un temps particulièrement doux pour la saison en sorte que la  vache semblait bien décidée à demeurer sur son domaine à regarder les piétons.

L'intérieur de la maison chez Luco et Lina avait toutefois été débarrassé de tous les colifichets reçus depuis l'été (ils les avaient remisés dans leur garage pour en faire don à un hôpital pour enfants).

Des collègues de la télévison ayant vu le grand salon désencombré en parlèrent à des spécialistes en décoration qui prirent rendez-vous en vue d'un numéro spécial pour le Real Homes and Gardens.

Ce numéro parut quelques semaines plus tard. Les éditeurs de la revue avaient choisi de coiffer la petite vache du titre:"Pour les citadins nostalgiques de la campagne" en page couverture.

Une compagnie de cartes postales envoya un contrat par la poste.

Quelques jours après, un huissier sonna à la porte. Les Roony les actionnaient pour fraude.

L'affaire passionna le district car, s'il est vrai que tous les goûts sont dans la nature, l'outrage fait à des gens aussi inoffensifs que ce couple charmant souleva l'indignation populaire. En effet, les Roony, ces pauvres sexagénaires aux yeux pleins de bonté, avaient été lésés de A à Z. Ils réclamaient 50,000 livres en dommages et intérêts; de plus, Luco se voyait menacé d'une énorme contravention pour avoir usurpé sur la place publique l'identité et la possession d'autrui. Lina était aussi passible d'une forte amande pour avoir été complice de Luco et décroché frauduleusement le titre de Citoyenne écologique de l'année.

Les Roony citèrent de nombreux témoins qui, tous, attestèrent de l'effronterie du jeune couple, lesquels avaient agi comme si la petite vache était la leur en lui procurant un seau, une échelle, une fermière de plâtre, une génisse en terre cuite, des bidons de plastic en vue de récolter le lait alors qu'elle n'avait toujours pas de pis.

 

Le président du Département exécutif des Communications annonça un grand remaniement culturel bonifiant la télévision éducative. Lina et Luco virent là l'occasion de nettoyer leur réputation en réservant à la nouvelle un traitement médiatique de la plus haute importance.

Sensible à tant d'égards, l'important personnage offrit au jeune couple des opportunités dont ils allaient pouvoir profiter à leur tour.

Ces renvois d'ascenseurs méritaient qu'on souligne la chose de façon privée et le président fut invité à dîner chez le couple. Il s'amena avec un cadeau: une reproduction de l'École flamande représentant un troupeau de bovins broutant dans un pré clair obscur, apparemment peint par un élève de Rembrandt.

Comme le riz était en train de coller, Luco suggéra à Lina de conduire l'important visiteur au salon.

En leur absence, Luco s'adonna à de douces pensées en surveillant la cuisson. Malgré ce procès qui avait sali leur réputation, ils étaient heureux dans leur nouveau domicile. La vie reprendrait son cours normal, se disait-il, et avec l'argent inespéré que leur offrait le président, ils allaient pouvoir acheter la maison des Roony et en prendre possession l'été suivant.

C'est en se figurant les belles rénovations qu'il se proposait de faire qu'il entendit une plainte sourde provenant de la pièce d'à côté. Lina parut dans la cuisine, et murmura d'une voix blafarde:

- Viens vite, Luco, il est arrivé quelque chose à Lord Tracy.

L'homme gisait inconscient sur le plancher.

 - Pour l'amour du ciel, Lina, que s'est-il passé?

- Je ne sais pas. Il était en train de contempler notre mobilier lorsqu'il s'est étouffé, et puis il est devenu tout bleu en essayant de dénouer sa cravate. Je crois qu'on devrait appeler l'ambulance.

Mais l'homme avait cessé de vivre.

 

 

Étant donné son casier judiciaire, Lina n'eut pas droit à une libération sous caution. La demande d'aller en appel dans l'affaire Roony fut rejetée étant donné le nouveau chef d'accusation qui pesait sur le jeune couple: meurtre avec préméditation. Jennie fut le principal témoin à charge:

 - Je jure par ma main droite que je l'avais entendu répéter au moins trois fois qu'elle assassinerait la prochaine personne qui lui offrirait une vache en cadeau.

L'autopsie avait beau révéler que Lord Tracy avait succombé à un infarctus, Luco ne put jamais prouver l'innocence de Lina parce qu'il avait été retenu au poêle pendant le moment fatidique.

Les Roony, qui étaient anglicans, se parjurèrent en disant qu'ils avaient entendu des bruits de bagarre ce soir-là. L'avocat de la Défense  tâcha de démontrer que les Roony souffraient de surdité en leur demandant à quelle date avaient eu lieu les travaux de rénovation. Mais l'opinion publique avait déjà élu dans son cœur ce couple de voisins qui faisait l'objet de toutes les persécutions, et Lina et Luco devinrent les prototypes de ces jeunes ambitieux qui ne reculent devant rien, pas même devant le crime, pour atteindre leurs objectifs.

La défense suggéra qu'on plaide le désordre mental. Découragée, Lina admit que c'était peut-être la moins pire des solutions:  les événements avaient contribué à la rendre folle, au propre comme au figuré. Le couple fut mis en liberté surveillée pendant la durée du procès. Leur espoir reposait sur le témoignage du médecin qui avait juré solennellement que Lord Tracy était mort de façon naturelle.

- Docteur Thompson, demanda la Couronne, n'avez-vous pas déjà déclaré dans une entrevue célèbre que la médecine était impuissante à déterminer la cause exacte d'un décès dans certaines circonstances?

- En effet, votre honneur.

- Appelez-moi maître.

- Oui, maître.

- Et n'avez-vous pas déclaré et je cite: "Souvent nous sommes tentés d'attribuer à un infarctus un décès dont les causes sont beaucoup plus psychologiques, une menace, ou quoi encore."

- J'ai dit cela, maître. De plus, on observe un arrêt cardiaque suite à l'absorption d'un produit inoffensif pour la plupart des gens, mais auquel la victime était allergique. Exemple, la moutarde.

Il fut révélé par son dossier médical que Lord Tracy était allergique à la moutarde forte. On interrogea les inculpés à savoir si les hors-d'œuvre avaient contenu de la moutarde. Les deux furent catégoriques: il n'y avait pas de moutarde dans les canapés. Comme Lina était tenue pour folle, son témoignage ne pouvait être retenu par les jurés. Quant à Luco, on lui demanda d'énumérer de mémoire ce que contenaient ses armoires de cuisine. Comme il fut incapable de nommer plus de trois épices, on ne put ajouter foi à son témoignage.

Qui peut dire avec certitude s'il y avait ou non un condiment dans son frigo à telle date ou à telle heure?

Ce soir-là, Luco et Lina se mirent au lit dans une atmosphère de froideur. Luco posa la question:

- Tu es bien sûre que tu ne lui as pas servi de la moutarde? Il était facile pour toi d'en saupoudrer sur les sardines...

- Les sardines?... balbutia Lina, les yeux hagards.

- Souviens-toi, il était fou de tes sardines, il s'en léchait les doigts.

- Mais... mais Luco! Te rends-tu compte de ce que tu dis? On dirait que tu doutes de ma sincérité?

Luco prit un air sévère. Il déclara froidement:

- J'ai appris à te connaître depuis six mois. Je n'avais de toi l'image d'une femme dynamique et volontaire. Mais je me rends compte à présent que tu manigançais dans mon dos. Toute cette histoire ne serait pas arrivée si tu avais fermement fait valoir tes responsabilités. Ce jour où Mrs. Roony t'a demandé la permission d'installer une vache sur notre terrain, tu as manqué d'autorité, et pour remédier à ce manque, tu nous as enlisés dans ce procès, et les proportions prenant de l'ampleur, toute l'affaire a éveillé en toi l'instinct sanguinaire du meurtre. Comme j'étais stupide de te défendre. Lord Tracy t'avait déjà refusé trois entrevues.  J'ai ouvert le frigo tout à l'heure. Sur quoi suis-je tombé? Sur un pot de moutarde forte. D'où vient-il?

Lina ferma les yeux. La plupart des gens voient tout en noir lorsqu'ils ferment leurs yeux. Or Lina vit un voile rouge comme le sang s'abaisser sur l'écran de ses paupières. Elle avait beau savoir qu'elle devenait folle, qu'elle atteignait la limite ultime de la démence, elle vint pour s'indigner. Impulsivement, elle se vit en train de gifler l'homme qu'elle aimait, l'égratigner jusqu'au sang pour lui faire payer cette trahison. La tenir pour une meurtrière! Mais l'image même de ce geste acheva de la confondre dans les méandres du doute. Elle capitula:

- Oui, Luco, murmura-t-elle en s'effondrant. Je crois bien que tu as raison. J'ai assassiné Lord Tracy. Je ne m'en souviens pas, mais je suis convaincue l'avoir fait. Autrement, comment expliquer que nous en soyons là?

 

Par un pittoresque matin de printemps, Mrs. Roony remarqua une petite écorchure sur la peinture de sa vache.

- Oh, darling,...

Mais elle ne put achever sa phrase, une douleur à la poitrine se nouant depuis son estomac jusqu'au bras gauche. Mr Roony trouva sa femme une heure plus tard, inconsciente sur le gazon. Elle avait été victime d'une embolie, et, transportée d'urgence à l'hôpital, elle apprit que ses heures étaient comptées. Ce fut alors qu'elle réclama le pasteur pour se confesser. Elle déclara avant de mourir qu'elle avait menti au procès, et qu'il n'y avait jamais eu de bruit de bagarre le soir du prétendu meurtre. Mr Roony confirma les dires de sa femme.

Ce fut assez pour qu'on rouvre le procès. On exhuma le corps de Lord Tracy. Nulle trace de moutarde ne fut trouvée dans ses viscères. Toute l'argumentation de l'accusation s'effondrait. L'affaire retentit dans les médias, et Lina fut innocentée après avoir été emprisonnée pour meurtre.

- Tu es libérée, vint lui annoncer Luco. Déborah Roony a parlé. Tous sont d'avis que Lord Tracy est mort de façon naturelle.

Lina continua de fixer le mur dans une torpeur mortuaire.

- Lina, c'est moi, Luco! Réponds-moi.

- Luco? Je ne connais pas de Luco, fit-elle d'une voix lente et morbide.

 - Notre cauchemar s'achève. Tu es libre! Tout va recommencer comme avant!

- Avant quoi? demanda-t-elle en se détournant.

Le gardien de la prison prit Luco par le bras et l'entraîna vers le couloir.

- On ne vous a pas informé? dit-il. Nous devons la transférer à l'hôpital pour malades mentaux. Son cas est déclaré très sérieux. Elle est persuadée qu'elle a tué votre voisine. Ah, monsieur, c'est une bien triste histoire! Un mot revient souvent dans son délire: moutarde. Voyez comme c'est drôle. Ce mot a un sens émotif pour elle. Mon opinion est qu'on l'a privée de moutarde et qu'elle en est restée marquée. Moi je vous dis ça, je ne suis pas psychologue, mais ça semble logique! On appelle ça une fixation. Curieux, n'est-ce pas? Moi, par exemple, je déteste la moutarde. Ce que j'aime par-dessus tout, c'est la compote de bleuets. Pourquoi me regardez-vous comme ça? Ça vous étonne? Hé! C'est comme on dit! Tous les goûts sont dans la nature...

par Cassandra

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DH//65Re://T7190[/Cassandra - Terrains] post. 17-06-26 11:24:55

 

 

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