Inédits

ATELIER ÉCRITURE 4 MAINS 6 Images, 2 auteurs, littérature policière TEMPORALITÉ

IMAGE A

 

INTRO - Éric Bernard Pineault

J’entrai dans un endroit malaisé à qualifier, recelant plus d’indices que d’authenticité à se révéler.

La pièce était immense. Le ciment prédominait, et le vaste plancher en bois de merisier usé, dégarni et mal réparé au cours des ans, semait dans l’esprit des rappels meurtriers, traces de crimes non élucidés.

Pourquoi? Pourquoi,  alors que j’étais dans ma clairière en train de faire mes étirements matinaux, avais-je reçu l’appel de me rendre sans plus tarder sur les lieux de ce crime n’ayant vraisemblablement pas encore eu lieu?

J’enfilai pantalons rayés chemise à l’ancienne et souliers vernis et me dirigeai vers l’adresse indiquée.

Une aube paresseuse enveloppait la ville endolorie.

De l’extérieur, on aurait dit un endroit public aujourd’hui désaffecté. Il n’y avait que des entrepôts alentour, eux aussi abandonnés. Je me demandais par quelle inextinguible hasard je me retrouvais dans cette partie sombre et inconnue de la ville.

Une petite porte correspondait à l’adresse dictée par l’appel, 50 rue du Rouet, un appel par ailleurs laconique à l’extrême, dit par une voix hermaphrodite: le criminel était sur place, le crime était peut-être encore à venir.

J’entrai. Des stores à l’abandon traînaient au sol. Des stores vénitiens au lattes métalliques qui n’avaient jamais, de leur longue vie, connu ni chiffon ni détergent. Rarement éprouve-t-on de sentiments à la vue d’objets fonctionnels hors d’usage, mais ceux-ci firent naître une forme de pitié en moi.

L’aube s’épaississait au lieu de répandre les lueurs du matin en sorte que je compris que ce jour devait être fort nuageux, sinon comment expliquer qu’à 6 heures à ma montre la nuit cherchait à devancer son horaire?

Dans le silence, à l’écoute d’un bruit qui se serait avéré révélateur, j’allumai une cigarette et je dépliai mon journal. La date imprimée en lettre gothique me glaça d’effroi: mardi le 32 aout 1948.

Me demandant vers quelle direction me mouvoir dans une incertaine recherche pour trouver un quelconque cadavre, je m’arrêtai un moment. J’écoutai. Un tic tac lointain, provenant d’une horloge publique ornée de laiton noirci et affichant les heures en chiffres romains faisait aller nonchalamment sa trotteuse, mais avec un détail aussi sordide qu’insolite: elle allait dans le sens contraire à sa course habituelle.

Le temps reculait!

IMAGE B

 

RELAIS - Yannick Dubreuil

Un cadavre gisait à l’endroit même par où j’étais entré une demi-heure plus tôt. Mais ne convient-il pas de dire une demi-heure plus tard?

«Drôle, fit une voix, enchifrenée mais belle, que l’on vive une expression au sens propre alors qu’on l’use presque toujours dans son sens figuré. Ici, les choses se passent contraires au sens des aiguilles d’une horloge.»

- Qui êtes-vous, demandai-je d’une voix que je m’efforçai de rendre technique.

- Je suis la femme de l’appel codé, celle qui vous fera un appel plus tard quand vous serez en train de faire vos étirements matinaux.

Ainsi, je n’étais pas si fou que je le croyais. Le temps reculait bel et bien, et cela se remarquait dans ma tenue vestimentaire. J’occupais un pantalon aux rayures beiges et verdâtres comme il ne s’en confectionnait plus depuis le début du siècle, et je portais une cravate dénouée sur mon sternum. Mes chaussures à lacets accusaient elles aussi un âge on ne peut plus vénérable. Et vulnérables: je n’osais retrousser le bas de mon pantalon, de crainte de constater l’antiquité de la teinte et de la texture de mes chaussettes.

De vétustes bagages gisaient près de moi, et je découvris avec désolation qu’ils m’accompagnaient dans ma remontée dans le temps, sans doute depuis quatre jours, depuis le 36 aout pour être exact.

Je fis quelques pas à la recherche de la femme à la voix hermaphrodite pour pouvoir l’interroger davantage. Mais je me ravisai. Il ne fallait pas laisser ce cadavre sans surveillance puisque, selon toute vraisemblance, il ne pouvait, dans ce recul saugrenu de la marche temporelle, que renaître à la vie, et retrouver son statut de victime pas encore assassinée.

Je retournai donc à la case départ. Stupéfaction.

L’homme qui gisait par terre n’était plus là. Ayant profité de mes quelques secondes de tergiversations, il avait sauté de trépas à vie.

IMAGE C

 

RELAIS - Éric Bernard Pineault

«Je vous rapporte cette malle que vous alliez oublier dans votre égarement.»

Un tatouage des temps modernes aux pointes fines comme de la dentelle courait le long de sa cuisse élancée. Quel âge pouvait-elle bien avoir? Quelques plis dans son cou trahissaient une certaine quarantaine, mais plus le temps reculait, plus cette chair se raffermissait au rythme de mes battements cardiaques. Qui retrouvaient, eux aussi, une vigueur quasi d’adolescence.

- Bon sang! lui dis-je, avec un meurtre non encore commis sur les bras, ce n’est pas le temps que nous retombions en enfance.

- Un meurtre parfait, ironisa-t-elle. Je pense bien que, dévalant la pente des ans, nous jouerons à cache-cache avec la jeune victime et son non moins jeune meurtrier. Aurons-nous la maturité requise pour résoudre une si incohérente affaire?

Il me vint un éclair de génie que je tâchai de dissimuler dans un timbre d’indifférence:

- Si nous en profitions alors pour interroger nos témoins, et à la lumière de leurs réponses, essayions d’influencer leur avenir? Nous pourrions en l’occurrence sauver deux vies, l’une du couteau, et l’autre de la potence?

Mais je durcis le ton avant qu’un détail ne m’échappe en s’effaçant du temps:

- Pourquoi portez-vous des gants?

Je compris en la formulant que ma question englobait une seule réponse: dorénavant, nous étions tous des suspects virtuels pour un crime qui allait, à défaut d'être commis, s'effacer des mémoires.

IMAGE D

 

RELAIS - Yannick Dubreuil

Jusqu’alors, je n’avais pas encore vu son visage car elle était derrière moi. Je grillais calmement ma cigarette malgré mon pouls qui martelait le temps à rebours comme une montre détraquée à mon poignet.

Son insidieuse beauté vint confirmer l’intuition morbide à l’effet que dans son esprit je pouvais être le meurtrier d’une victime qui courait dans une nuit citadine d’antan, et que dans le mien, qui avait la fougue d’un apprenti détective au sang vif, elle était équipée en tous points pour répondre à la parfaite description d’une voluptueuse meurtrière.

Je risquai une question non pas pour l’exactitude d’une réponse mais pour une analyse de la réaction qu’elle y opposerait. Pour ce faire, j’avais le choix entre une voix brusque et hostile, une voix caverneuse et énigmatique. Laquelle choisir? Un homme manquerait de tact en se déclarant trop vite un ennemi. J’optai pour une voix énigmatique et sensuelle:

- Où étiez-vous le 38 au matin ?

- Moi ? balbutia-t-elle d’une voix tremblante.

Je pris avantage sur sa perte d’assurance et répétai:

- Oui, vous! Où étiez-vous ? Répondez!

- Ma foi, dit-elle… la mémoire de l’avenir est cruelle comme une mère qui se nourrit de ses petits. Où serai-je, au futur, serait plus précis, et la réponse d’une faille plus acceptable.

Nous devisâmes sur l’absurde temporalité de notre situation. Nous avions besoin d’une image et celle-ci ne venait pas.

Jusqu’à ce moment-là, l’écriture de nos échanges avait été dicté par une image, mais le revirement du temps dans sa course exigeait un renversement de discipline. Si l’image ne venait pas à la rescousse du dialogue, il fallait que ce dernier suscite une apparition.

L’apparition ne pouvait provenir que de sa voix d’enjôleuse:

- Ce matin-là, nous serons ici vous et moi. Venez, suivez-moi, je vais vous montrer quelque chose.

Jamais prière ne fut plus ardente à l'effet que l'image nous montre des visions de nous dans un avenir que nous n'espérions plus voir:

IMAGE E

 

RELAIS - Éric Bernard Pineault

Nous entrâmes dans une pièce de ce qui semblait avoir été une salle d’attente autrefois. Au passage, je ne pus m’empêcher de remarquer le cadavre animé et presque joyeux de l’homme qui s’était trouvé en travers de mon chemin, lors de son trop bref assassinat à mon arrivée.

- Ne devrions nous pas l’interroger? demandais-je à Daphné?

L’évocation à la fois passée et avenir de notre présence en ce lieu public et peuplé de cadavres potentiels m’avait révélé son nom.

Nous avions commencé à nous déshabiller tout en parlant, la chose étant déjà bel et bien amorcée de son côté quand je la vis les jours suivants et pour ma part je n’en pouvais plus de supporter cette absence de chaussettes dans des souliers de cuir qui s’agrandissaient en me propulsant dans une jeunesse outrageusement violentée par la course affolante et décousue du temps.

Étions-nous en train de fuir ce moment de fusion entre elle et moi à l’image de ce cadavre qui souriait en nous regardant commettre nos ébats: « Nous voici à une époque de nos biographies respectives, disait-il d'une voix bienheureuse, où il est impossible de dire qui de nous trois triomphera de la mort et qui dans le bon ordre y succombera. Car, de manière inéluctable, nous ne saurions nier l’évidence: nous sommes trois."

Or il faut pour un bon rendement d’écriture en technique policière trois personnages:

 

1- Le meurtrier (ou meurtrière)

2- La victime

3- Celui ou celle qui mène l’enquête.

 

Nous étions trois en effet, impuissants à dire lequel était le mieux placé pour évoluer jusqu’à l’origine de son rôle. Nous retournions en enfance, et me souvenant des traumatismes qui avaient marqué la mienne, je cherchai le moyen d’en finir.

C’est alors que fouillant dans la poche de mon pantalon pour y trouver un objet susceptible de transmettre la mort, à moi ou aux autres, je vis ma victime se ruer torse nu vers la pointe de l’arme que tenait Daphné à bout portant.

Trop tard, nous étions tous les trois des enfants qui jouions dans le sang. Le plus étrange est que l’assassin ne ressentait pas la honte du crime, la victime ne ressentait pas la douleur du coup fatal, et l’enquêteur ne reçut nulle satisfaction à démêler cette sordide histoire au clair.

En franchissant le rideau qui s’ouvrait pour faire passer les nouveaux-nés que nous étions devenus vers d’ardentes limbes, je reçus le sens exact de la parabole voulant que nous venions au monde et retournions dans l’au-delà nus et dans un solitude profonde.

Cet au-delà ressemblait à une vaste clairière par un matin du mois d’août. Je faisais mes étirements avant d’entreprendre une nouvelle journée dans l’errance éternelle lorsque le téléphone sonna dans l’herbe:

- 50 rue du Rouet, me disait une voix hermaphrodite. Rendez-vous immédiatement dans ce lieu. Le criminel est sur place, même si le crime n’y est peut-être pas encore commis.

Topic 719091

DH//91Re://T719[Bp73o/Metrosexuel - Temporalité] post. 17-07-16 11:12:22

 

 

© photos Screenshots Three voices without words, Zoom64 (Dh//Zoom64#1125121) San Francisco 2014.

 

 

Voir topic  Temporalité-Atelier  pour lire les commentaires

ATELIER ÉCRITURE 4 MAINS 6 Images, 2 auteurs, littérature policière TEMPORALITÉ

IMAGE A

 

INTRO - Éric Bernard Pineault

J’entrai dans un endroit malaisé à qualifier, recelant plus d’indices que d’authenticité à se révéler.

La pièce était immense. Le ciment prédominait, et le vaste plancher en bois de merisier usé, dégarni et mal réparé au cours des ans, semait dans l’esprit des rappels meurtriers, traces de crimes non élucidés.

Pourquoi? Pourquoi,  alors que j’étais dans ma clairière en train de faire mes étirements matinaux, avais-je reçu l’appel de me rendre sans plus tarder sur les lieux de ce crime n’ayant vraisemblablement pas encore eu lieu?

J’enfilai pantalons rayés chemise à l’ancienne et souliers vernis et me dirigeai vers l’adresse indiquée.

Une aube paresseuse enveloppait la ville endolorie.

De l’extérieur, on aurait dit un endroit public aujourd’hui désaffecté. Il n’y avait que des entrepôts alentour, eux aussi abandonnés. Je me demandais par quelle inextinguible hasard je me retrouvais dans cette partie sombre et inconnue de la ville.

Une petite porte correspondait à l’adresse dictée par l’appel, 50 rue du Rouet, un appel par ailleurs laconique à l’extrême, dit par une voix hermaphrodite: le criminel était sur place, le crime était peut-être encore à venir.

J’entrai. Des stores à l’abandon traînaient au sol. Des stores vénitiens au lattes métalliques qui n’avaient jamais, de leur longue vie, connu ni chiffon ni détergent. Rarement éprouve-t-on de sentiments à la vue d’objets fonctionnels hors d’usage, mais ceux-ci firent naître une forme de pitié en moi.

L’aube s’épaississait au lieu de répandre les lueurs du matin en sorte que je compris que ce jour devait être fort nuageux, sinon comment expliquer qu’à 6 heures à ma montre la nuit cherchait à devancer son horaire?

Dans le silence, à l’écoute d’un bruit qui se serait avéré révélateur, j’allumai une cigarette et je dépliai mon journal. La date imprimée en lettre gothique me glaça d’effroi: mardi le 32 aout 1948.

Me demandant vers quelle direction me mouvoir dans une incertaine recherche pour trouver un quelconque cadavre, je m’arrêtai un moment. J’écoutai. Un tic tac lointain, provenant d’une horloge publique ornée de laiton noirci et affichant les heures en chiffres romains faisait aller nonchalamment sa trotteuse, mais avec un détail aussi sordide qu’insolite: elle allait dans le sens contraire à sa course habituelle.

Le temps reculait!

IMAGE B

 

RELAIS - Yannick Dubreuil

Un cadavre gisait à l’endroit même par où j’étais entré une demi-heure plus tôt. Mais ne convient-il pas de dire une demi-heure plus tard?

«Drôle, fit une voix, enchifrenée mais belle, que l’on vive une expression au sens propre alors qu’on l’use presque toujours dans son sens figuré. Ici, les choses se passent contraires au sens des aiguilles d’une horloge.»

- Qui êtes-vous, demandai-je d’une voix que je m’efforçai de rendre technique.

- Je suis la femme de l’appel codé, celle qui vous fera un appel plus tard quand vous serez en train de faire vos étirements matinaux.

Ainsi, je n’étais pas si fou que je le croyais. Le temps reculait bel et bien, et cela se remarquait dans ma tenue vestimentaire. J’occupais un pantalon aux rayures beiges et verdâtres comme il ne s’en confectionnait plus depuis le début du siècle, et je portais une cravate dénouée sur mon sternum. Mes chaussures à lacets accusaient elles aussi un âge on ne peut plus vénérable. Et vulnérables: je n’osais retrousser le bas de mon pantalon, de crainte de constater l’antiquité de la teinte et de la texture de mes chaussettes.

De vétustes bagages gisaient près de moi, et je découvris avec désolation qu’ils m’accompagnaient dans ma remontée dans le temps, sans doute depuis quatre jours, depuis le 36 aout pour être exact.

Je fis quelques pas à la recherche de la femme à la voix hermaphrodite pour pouvoir l’interroger davantage. Mais je me ravisai. Il ne fallait pas laisser ce cadavre sans surveillance puisque, selon toute vraisemblance, il ne pouvait, dans ce recul saugrenu de la marche temporelle, que renaître à la vie, et retrouver son statut de victime pas encore assassinée.

Je retournai donc à la case départ. Stupéfaction.

L’homme qui gisait par terre n’était plus là. Ayant profité de mes quelques secondes de tergiversations, il avait sauté de trépas à vie.

Un cadavre gisait à l’endroit même par où j’étais entré une demi-heure plus tôt. Mais ne convient-il pas de dire une demi-heure plus tard?

«Drôle, fit une voix, enchifrenée mais belle, que l’on vive une expression au sens propre alors qu’on l’use presque toujours dans son sens figuré. Ici, les choses se passent contraires au sens des aiguilles d’une horloge.»

- Qui êtes-vous, demandai-je d’une voix que je m’efforçai de rendre technique.

- Je suis la femme de l’appel codé, celle qui vous fera un appel plus tard quand vous serez en train de faire vos étirements matinaux.

Ainsi, je n’étais pas si fou que je le croyais. Le temps reculait bel et bien, et cela se remarquait dans ma tenue vestimentaire. J’occupais un pantalon aux rayures beiges et verdâtres comme il ne s’en confectionnait plus depuis le début du siècle, et je portais une cravate dénouée sur mon sternum. Mes chaussures à lacets accusaient elles aussi un âge on ne peut plus vénérable. Et vulnérables: je n’osais retrousser le bas de mon pantalon, de crainte de constater l’antiquité de la teinte et de la texture de mes chaussettes.

De vétustes bagages gisaient près de moi, et je découvris avec désolation qu’ils m’accompagnaient dans ma remontée dans le temps, sans doute depuis quatre jours, depuis le 36 aout pour être exact.

Je fis quelques pas à la recherche de la femme à la voix hermaphrodite pour pouvoir l’interroger davantage. Mais je me ravisai. Il ne fallait pas laisser ce cadavre sans surveillance puisque, selon toute vraisemblance, il ne pouvait, dans ce recul saugrenu de la marche temporelle, que renaître à la vie, et retrouver son statut de victime pas encore assassinée.

Je retournai donc à la case départ. Stupéfaction.

L’homme qui gisait par terre n’était plus là. Ayant profité de mes quelques secondes de tergiversations, il avait sauté de trépas à vie.

IMAGE C

 

RELAIS - Éric Bernard Pineault

«Je vous rapporte cette malle que vous alliez oublier dans votre égarement.»

Un tatouage des temps modernes aux pointes fines comme de la dentelle courait le long de sa cuisse élancée. Quel âge pouvait-elle bien avoir? Quelques plis dans son cou trahissaient une certaine quarantaine, mais plus le temps reculait, plus cette chair se raffermissait au rythme de mes battements cardiaques. Qui retrouvaient, eux aussi, une vigueur quasi d’adolescence.

- Bon sang! lui dis-je, avec un meurtre non encore commis sur les bras, ce n’est pas le temps que nous retombions en enfance.

- Un meurtre parfait, ironisa-t-elle. Je pense bien que, dévalant la pente des ans, nous jouerons à cache-cache avec la jeune victime et son non moins jeune meurtrier. Aurons-nous la maturité requise pour résoudre une si incohérente affaire?

Il me vint un éclair de génie que je tâchai de dissimuler dans un timbre d’indifférence:

- Si nous en profitions alors pour interroger nos témoins, et à la lumière de leurs réponses, essayions d’influencer leur avenir? Nous pourrions en l’occurrence sauver deux vies, l’une du couteau, et l’autre de la potence?

Mais je durcis le ton avant qu’un détail ne m’échappe en s’effaçant du temps:

- Pourquoi portez-vous des gants?

Je compris en la formulant que ma question englobait une seule réponse: dorénavant, nous étions tous des suspects virtuels pour un crime qui allait, à défaut d'être commis, s'effacer des mémoires.

IMAGE D

 

RELAIS - Yannick Dubreuil

Jusqu’alors, je n’avais pas encore vu son visage car elle était derrière moi. Je grillais calmement ma cigarette malgré mon pouls qui martelait le temps à rebours comme une montre détraquée à mon poignet.

Son insidieuse beauté vint confirmer l’intuition morbide à l’effet que dans son esprit je pouvais être le meurtrier d’une victime qui courait dans une nuit citadine d’antan, et que dans le mien, qui avait la fougue d’un apprenti détective au sang vif, elle était équipée en tous points pour répondre à la parfaite description d’une voluptueuse meurtrière.

Je risquai une question non pas pour l’exactitude d’une réponse mais pour une analyse de la réaction qu’elle y opposerait. Pour ce faire, j’avais le choix entre une voix brusque et hostile, une voix caverneuse et énigmatique. Laquelle choisir? Un homme manquerait de tact en se déclarant trop vite un ennemi. J’optai pour une voix énigmatique et sensuelle:

- Où étiez-vous le 38 au matin ?

- Moi ? balbutia-t-elle d’une voix tremblante.

Je pris avantage sur sa perte d’assurance et répétai:

- Oui, vous! Où étiez-vous ? Répondez!

- Ma foi, dit-elle… la mémoire de l’avenir est cruelle comme une mère qui se nourrit de ses petits. Où serai-je, au futur, serait plus précis, et la réponse d’une faille plus acceptable.

Nous devisâmes sur l’absurde temporalité de notre situation. Nous avions besoin d’une image et celle-ci ne venait pas.

Jusqu’à ce moment-là, l’écriture de nos échanges avait été dicté par une image, mais le revirement du temps dans sa course exigeait un renversement de discipline. Si l’image ne venait pas à la rescousse du dialogue, il fallait que ce dernier suscite une apparition.

L’apparition ne pouvait provenir que de sa voix d’enjôleuse:

- Ce matin-là, nous serons ici vous et moi. Venez, suivez-moi, je vais vous montrer quelque chose.

Jamais prière ne fut plus ardente à l'effet que l'image nous montre des visions de nous dans un avenir que nous n'espérions plus voir:

IMAGE E

 

RELAIS - Éric Bernard Pineault

Nous entrâmes dans une pièce de ce qui semblait avoir été une salle d’attente autrefois. Au passage, je ne pus m’empêcher de remarquer le cadavre animé et presque joyeux de l’homme qui s’était trouvé en travers de mon chemin, lors de son trop bref assassinat à mon arrivée.

- Ne devrions nous pas l’interroger? demandais-je à Daphné?

L’évocation à la fois passée et avenir de notre présence en ce lieu public et peuplé de cadavres potentiels m’avait révélé son nom.

Nous avions commencé à nous déshabiller tout en parlant, la chose étant déjà bel et bien amorcée de son côté quand je la vis les jours suivants et pour ma part je n’en pouvais plus de supporter cette absence de chaussettes dans des souliers de cuir qui s’agrandissaient en me propulsant dans une jeunesse outrageusement violentée par la course affolante et décousue du temps.

Étions-nous en train de fuir ce moment de fusion entre elle et moi à l’image de ce cadavre qui souriait en nous regardant commettre nos ébats: « Nous voici à une époque de nos biographies respectives, disait-il d'une voix bienheureuse, où il est impossible de dire qui de nous trois triomphera de la mort et qui dans le bon ordre y succombera. Car, de manière inéluctable, nous ne saurions nier l’évidence: nous sommes trois."

Or il faut pour un bon rendement d’écriture en technique policière trois personnages:

 

1- Le meurtrier (ou meurtrière)

2- La victime

3- Celui ou celle qui mène l’enquête.

 

Nous étions trois en effet, impuissants à dire lequel était le mieux placé pour évoluer jusqu’à l’origine de son rôle. Nous retournions en enfance, et me souvenant des traumatismes qui avaient marqué la mienne, je cherchai le moyen d’en finir.

C’est alors que fouillant dans la poche de mon pantalon pour y trouver un objet susceptible de transmettre la mort, à moi ou aux autres, je vis ma victime se ruer torse nu vers la pointe de l’arme que tenait Daphné à bout portant.

Trop tard, nous étions tous les trois des enfants qui jouions dans le sang. Le plus étrange est que l’assassin ne ressentait pas la honte du crime, la victime ne ressentait pas la douleur du coup fatal, et l’enquêteur ne reçut nulle satisfaction à démêler cette sordide histoire au clair.

En franchissant le rideau qui s’ouvrait pour faire passer les nouveaux-nés que nous étions devenus vers d’ardentes limbes, je reçus le sens exact de la parabole voulant que nous venions au monde et retournions dans l’au-delà nus et dans un solitude profonde.

Cet au-delà ressemblait à une vaste clairière par un matin du mois d’août. Je faisais mes étirements avant d’entreprendre une nouvelle journée dans l’errance éternelle lorsque le téléphone sonna dans l’herbe:

- 50 rue du Rouet, me disait une voix hermaphrodite. Rendez-vous immédiatement dans ce lieu. Le criminel est sur place, même si le crime n’y est peut-être pas encore commis.

Topic 719091

DH//91Re://T719[Bp73o/Metrosexuel - Temporalité] post. 17-07-16 11:12:22

 

 

© photos Screenshots Three voices without words, Zoom64 (Dh//Zoom64#1125121) San Francisco 2014.

 

Voir topic  Temporalité-Atelier  pour lire les commentaires

Inédits

ATELIER ÉCRITURE 4 MAINS 6 Images, 2 auteurs, littérature policière TEMPORALITÉ

IMAGE A

 

INTRO - Éric Bernard Pineault

J’entrai dans un endroit malaisé à qualifier, recelant plus d’indices que d’authenticité à se révéler.

La pièce était immense. Le ciment prédominait, et le vaste plancher en bois de merisier usé, dégarni et mal réparé au cours des ans, semait dans l’esprit des rappels meurtriers, traces de crimes non élucidés.

Pourquoi? Pourquoi,  alors que j’étais dans ma clairière en train de faire mes étirements matinaux, avais-je reçu l’appel de me rendre sans plus tarder sur les lieux de ce crime n’ayant vraisemblablement pas encore eu lieu?

J’enfilai pantalons rayés chemise à l’ancienne et souliers vernis et me dirigeai vers l’adresse indiquée.

Une aube paresseuse enveloppait la ville endolorie.

De l’extérieur, on aurait dit un endroit public aujourd’hui désaffecté. Il n’y avait que des entrepôts alentour, eux aussi abandonnés. Je me demandais par quelle inextinguible hasard je me retrouvais dans cette partie sombre et inconnue de la ville.

Une petite porte correspondait à l’adresse dictée par l’appel, 50 rue du Rouet, un appel par ailleurs laconique à l’extrême, dit par une voix hermaphrodite: le criminel était sur place, le crime était peut-être encore à venir.

J’entrai. Des stores à l’abandon traînaient au sol. Des stores vénitiens au lattes métalliques qui n’avaient jamais, de leur longue vie, connu ni chiffon ni détergent. Rarement éprouve-t-on de sentiments à la vue d’objets fonctionnels hors d’usage, mais ceux-ci firent naître une forme de pitié en moi.

L’aube s’épaississait au lieu de répandre les lueurs du matin en sorte que je compris que ce jour devait être fort nuageux, sinon comment expliquer qu’à 6 heures à ma montre la nuit cherchait à devancer son horaire?

Dans le silence, à l’écoute d’un bruit qui se serait avéré révélateur, j’allumai une cigarette et je dépliai mon journal. La date imprimée en lettre gothique me glaça d’effroi: mardi le 32 aout 1948.

Me demandant vers quelle direction me mouvoir dans une incertaine recherche pour trouver un quelconque cadavre, je m’arrêtai un moment. J’écoutai. Un tic tac lointain, provenant d’une horloge publique ornée de laiton noirci et affichant les heures en chiffres romains faisait aller nonchalamment sa trotteuse, mais avec un détail aussi sordide qu’insolite: elle allait dans le sens contraire à sa course habituelle.

Le temps reculait!

IMAGE B

 

RELAIS - Yannick Dubreuil

Un cadavre gisait à l’endroit même par où j’étais entré une demi-heure plus tôt. Mais ne convient-il pas de dire une demi-heure plus tard?

«Drôle, fit une voix, enchifrenée mais belle, que l’on vive une expression au sens propre alors qu’on l’use presque toujours dans son sens figuré. Ici, les choses se passent contraires au sens des aiguilles d’une horloge.»

- Qui êtes-vous, demandai-je d’une voix que je m’efforçai de rendre technique.

- Je suis la femme de l’appel codé, celle qui vous fera un appel plus tard quand vous serez en train de faire vos étirements matinaux.

Ainsi, je n’étais pas si fou que je le croyais. Le temps reculait bel et bien, et cela se remarquait dans ma tenue vestimentaire. J’occupais un pantalon aux rayures beiges et verdâtres comme il ne s’en confectionnait plus depuis le début du siècle, et je portais une cravate dénouée sur mon sternum. Mes chaussures à lacets accusaient elles aussi un âge on ne peut plus vénérable. Et vulnérables: je n’osais retrousser le bas de mon pantalon, de crainte de constater l’antiquité de la teinte et de la texture de mes chaussettes.

De vétustes bagages gisaient près de moi, et je découvris avec désolation qu’ils m’accompagnaient dans ma remontée dans le temps, sans doute depuis quatre jours, depuis le 36 aout pour être exact.

Je fis quelques pas à la recherche de la femme à la voix hermaphrodite pour pouvoir l’interroger davantage. Mais je me ravisai. Il ne fallait pas laisser ce cadavre sans surveillance puisque, selon toute vraisemblance, il ne pouvait, dans ce recul saugrenu de la marche temporelle, que renaître à la vie, et retrouver son statut de victime pas encore assassinée.

Je retournai donc à la case départ. Stupéfaction.

L’homme qui gisait par terre n’était plus là. Ayant profité de mes quelques secondes de tergiversations, il avait sauté de trépas à vie.

IMAGE C

 

RELAIS - Éric Bernard Pineault

«Je vous rapporte cette malle que vous alliez oublier dans votre égarement.»

Un tatouage des temps modernes aux pointes fines comme de la dentelle courait le long de sa cuisse élancée. Quel âge pouvait-elle bien avoir? Quelques plis dans son cou trahissaient une certaine quarantaine, mais plus le temps reculait, plus cette chair se raffermissait au rythme de mes battements cardiaques. Qui retrouvaient, eux aussi, une vigueur quasi d’adolescence.

- Bon sang! lui dis-je, avec un meurtre non encore commis sur les bras, ce n’est pas le temps que nous retombions en enfance.

- Un meurtre parfait, ironisa-t-elle. Je pense bien que, dévalant la pente des ans, nous jouerons à cache-cache avec la jeune victime et son non moins jeune meurtrier. Aurons-nous la maturité requise pour résoudre une si incohérente affaire?

Il me vint un éclair de génie que je tâchai de dissimuler dans un timbre d’indifférence:

- Si nous en profitions alors pour interroger nos témoins, et à la lumière de leurs réponses, essayions d’influencer leur avenir? Nous pourrions en l’occurrence sauver deux vies, l’une du couteau, et l’autre de la potence?

Mais je durcis le ton avant qu’un détail ne m’échappe en s’effaçant du temps:

- Pourquoi portez-vous des gants?

Je compris en la formulant que ma question englobait une seule réponse: dorénavant, nous étions tous des suspects virtuels pour un crime qui allait, à défaut d'être commis, s'effacer des mémoires.

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RELAIS - Yannick Dubreuil

Jusqu’alors, je n’avais pas encore vu son visage car elle était derrière moi. Je grillais calmement ma cigarette malgré mon pouls qui martelait le temps à rebours comme une montre détraquée à mon poignet.

Son insidieuse beauté vint confirmer l’intuition morbide à l’effet que dans son esprit je pouvais être le meurtrier d’une victime qui courait dans une nuit citadine d’antan, et que dans le mien, qui avait la fougue d’un apprenti détective au sang vif, elle était équipée en tous points pour répondre à la parfaite description d’une voluptueuse meurtrière.

Je risquai une question non pas pour l’exactitude d’une réponse mais pour une analyse de la réaction qu’elle y opposerait. Pour ce faire, j’avais le choix entre une voix brusque et hostile, une voix caverneuse et énigmatique. Laquelle choisir? Un homme manquerait de tact en se déclarant trop vite un ennemi. J’optai pour une voix énigmatique et sensuelle:

- Où étiez-vous le 38 au matin ?

- Moi ? balbutia-t-elle d’une voix tremblante.

Je pris avantage sur sa perte d’assurance et répétai:

- Oui, vous! Où étiez-vous ? Répondez!

- Ma foi, dit-elle… la mémoire de l’avenir est cruelle comme une mère qui se nourrit de ses petits. Où serai-je, au futur, serait plus précis, et la réponse d’une faille plus acceptable.

Nous devisâmes sur l’absurde temporalité de notre situation. Nous avions besoin d’une image et celle-ci ne venait pas.

Jusqu’à ce moment-là, l’écriture de nos échanges avait été dicté par une image, mais le revirement du temps dans sa course exigeait un renversement de discipline. Si l’image ne venait pas à la rescousse du dialogue, il fallait que ce dernier suscite une apparition.

L’apparition ne pouvait provenir que de sa voix d’enjôleuse:

- Ce matin-là, nous serons ici vous et moi. Venez, suivez-moi, je vais vous montrer quelque chose.

Jamais prière ne fut plus ardente à l'effet que l'image nous montre des visions de nous dans un avenir que nous n'espérions plus voir:

IMAGE E

 

RELAIS - Éric Bernard Pineault

Nous entrâmes dans une pièce de ce qui semblait avoir été une salle d’attente autrefois. Au passage, je ne pus m’empêcher de remarquer le cadavre animé et presque joyeux de l’homme qui s’était trouvé en travers de mon chemin, lors de son trop bref assassinat à mon arrivée.

- Ne devrions nous pas l’interroger? demandais-je à Daphné?

L’évocation à la fois passée et avenir de notre présence en ce lieu public et peuplé de cadavres potentiels m’avait révélé son nom.

Nous avions commencé à nous déshabiller tout en parlant, la chose étant déjà bel et bien amorcée de son côté quand je la vis les jours suivants et pour ma part je n’en pouvais plus de supporter cette absence de chaussettes dans des souliers de cuir qui s’agrandissaient en me propulsant dans une jeunesse outrageusement violentée par la course affolante et décousue du temps.

Étions-nous en train de fuir ce moment de fusion entre elle et moi à l’image de ce cadavre qui souriait en nous regardant commettre nos ébats: « Nous voici à une époque de nos biographies respectives, disait-il d'une voix bienheureuse, où il est impossible de dire qui de nous trois triomphera de la mort et qui dans le bon ordre y succombera. Car, de manière inéluctable, nous ne saurions nier l’évidence: nous sommes trois."

Or il faut pour un bon rendement d’écriture en technique policière trois personnages:

 

1- Le meurtrier (ou meurtrière)

2- La victime

3- Celui ou celle qui mène l’enquête.

 

Nous étions trois en effet, impuissants à dire lequel était le mieux placé pour évoluer jusqu’à l’origine de son rôle. Nous retournions en enfance, et me souvenant des traumatismes qui avaient marqué la mienne, je cherchai le moyen d’en finir.

C’est alors que fouillant dans la poche de mon pantalon pour y trouver un objet susceptible de transmettre la mort, à moi ou aux autres, je vis ma victime se ruer torse nu vers la pointe de l’arme que tenait Daphné à bout portant.

Trop tard, nous étions tous les trois des enfants qui jouions dans le sang. Le plus étrange est que l’assassin ne ressentait pas la honte du crime, la victime ne ressentait pas la douleur du coup fatal, et l’enquêteur ne reçut nulle satisfaction à démêler cette sordide histoire au clair.

En franchissant le rideau qui s’ouvrait pour faire passer les nouveaux-nés que nous étions devenus vers d’ardentes limbes, je reçus le sens exact de la parabole voulant que nous venions au monde et retournions dans l’au-delà nus et dans un solitude profonde.

Cet au-delà ressemblait à une vaste clairière par un matin du mois d’août. Je faisais mes étirements avant d’entreprendre une nouvelle journée dans l’errance éternelle lorsque le téléphone sonna dans l’herbe:

- 50 rue du Rouet, me disait une voix hermaphrodite. Rendez-vous immédiatement dans ce lieu. Le criminel est sur place, même si le crime n’y est peut-être pas encore commis.

Topic 719091

DH//91Re://T719[Bp73o/Metrosexuel - Temporalité] post. 17-07-16 11:12:22

 

 

© photos Screenshots Three voices without words, Zoom64 (Dh//Zoom64#1125121) San Francisco 2014.

 

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