Inédits

GOSSIP

SCÉNARIO

ARCH--NC 2006-CHAURETTE/GOODWIN

Commande Cinémaginaire Denise Robert

info@normandchaurette.com

(DH//QMatt#1125214)

FILM

PROLOGUE: ÉTÉ 1983 À SAINT-FABIEN-SUR-MER

NOTES PRÉALABLES:

L'histoire se déroule à 25 ans d'intervalle entre le passé, 1983, et l'époque présente, 2008.

Tout le prologue se passe au cours du printemps, de l'été et de l'automne 1983.

Les scènes appartenant au passé de 1983 sont en noir et blanc.

INT. - JOUR - NOIR ET BLANC - RAGOTS AU TÉLÉPHONE

Un homme a laissé sa femme.

On ne voit que les doigts qui composent les numéros de téléphone et les lèvres des interlocutrices qui se transmettent la nouvelle.

En fondu visuel et sonore, on perçoit des bribes de conversation:

"Je te le dis, il est parti. Avec sa valise. Il l'a abandonnée."

"T'as appris la nouvelle ? C'est Mado qui vient de m'appeler. Mais moi, dans le fond, je suis pas surprise."

"Comment ça, elle le savait ? Elle pouvait pas le savoir. Faut toujours qu'elle se montre plus importante que les autres."

"Apparemment que plusieurs l'ont vu. Il l'a abandonné comme une pauvre malheureuse, il serait sorti de la maison au vu et au su de tout le monde, avec sa valise."

"Moi je dis que ça faisait longtemps que ça se préparait."

"J'en reviens pas, attends que je dise ça à Mélanie."

"Ben là, si tu en parles à Lisette, tu peux être sûre que tout le village va le savoir."

"Je le savais, je le savais, je le savais !"

"Il y avait une autre femme dans sa vie ?"

"Ginette est certaine qu'il y avait une autre femme dans sa vie."

"Qui sommes-nous pour juger ?"

"C'est bien beau tout ça, mais moi j'étais au courant d'un paquet d'affaires."

"Quoi ??? Une autre femme ?"

"Après avoir dit tout ce qu'elle pensait de mal, tu sais pas ce qu'elle a rajouté? Qui sommes-nous pour juger !!!"

"Ça pouvait pas faire autrement que d'en arriver là."

"Elle est ben mal placée pour faire la morale aux autres."

"Une si belle histoire d'amour !"

"Pauvre petite fille!"

"Comment ça, un si belle histoire d'amour ? Faut pas charrier non plus."

"Ça fait longtemps que je le savais. En tout cas, je suis pas surprise, mais vraiment pas surprise."

Etc, etc.

 

EXT. - JOUR - NOIR ET BLANC - RUE PRINCIPALE DEVANT LA BOUTIQUE

Nous sommes en 1983 dans un village côtier: Saint-Fabien-sur-Mer (nom provisoire, inspiré du village de Grande-Vallée en Gaspésie, mais ce pourrait être un endroit plus populeux, comme Baie-Comeau, ou Matane, puisqu'il y a des restaurants avec terrasse, des banques, une clinique médicale, une église et des commerces, tous des lieux importants pour l'histoire). On voit souvent le fleuve ou la mer, avec des bateaux de pêcheurs, des traversiers, un petit chantier maritime.

La rue principale contient deux bâtiments à proximité l'un de l'autre. La boutique de tissus où on vend des draperies, des étoffes, du fil, de la laine. Et le restaurant genre café-terrasse d'où l'on peut voir flâner les passants.

INT. - JOUR - NOIR ET BLANC - DANS LA BOUTIQUE

La patronne observe du coin de l'oeil sa jeune employée, Hélène, qui sert des clientes à la caisse.

Description d'Hélène: 25 ans, belle mais affligée, les yeux cernés. Elle semble manquer d'assurance.

Hélène a la larme à l'oeil parce que son mari, Philippe, l'a quittée quelques jours ou quelques semaines auparavant.

Les clientes payent leurs tissus et sortent en chuchotant. Hélène les regarde à la dérobée, sachant très bien qu'elle est l'objet de leur curiosité.

Restée seule avec Hélène, la patronne s'approche d'elle. C'est Madame Dutil, une femme qui fait bien la soixantaine, peut-être davantage. Sous une apparence austère et même un peu sévère, on apprendra vite à deviner son affection et son humanité. D'un ton songeur, elle dit à Hélène, en désignant l'une des deux clientes qui vient de sortir de la boutique:

MADAME DUTIL

Madame Marcil, celle à qui tu viens de vendre du tissu, son mari la trompait, et tout le village était au courant. Je connais l'histoire de tout le monde ici. Elles ont toutes vécu chacun leur drame. On dirait seulement qu'elles ont oublié à quel point ça fait mal.

HÉLÈNE

Si au moins elles avaient pitié de moi en pleine face, ce serait moins pire. Pas une qui soit capable de me regarder dans les yeux. Comme si j'étais défigurée. Le pire, c'est de savoir que mon histoire, au fond, ça les amuse.

MADAME DUTIL

Ma pauvre Hélène !

HÉLÈNE

Vous voyez, même vous, madame Dutil, chaque fois que vous dites mon nom depuis deux semaines, sans même vous en rendre compte, vous ajoutez l'adjectif pauvre. "Pauvre Hélène" "Pauvre petite fille." Mon prénom entrain de devenir un nom composé. Si vous saviez comment j'aimerais ça leur dire: "Je gagne ma vie, j'ai un bon salaire, je suis pas si pauvre."

MADAME DUTIL

Elles sont pas méchantes. Elles sont curieuses. Tout le monde t'aime ici. Y'a personne qui peut se réjouir de ce qui t'arrive.

HÉLÈNE

C'est rien que de ça que tout le monde parle.

MADAME DUTIL

Ça veut pas dire que ça les réjouit. La plupart sont indiscrètes, c'est normal qu'elles s'intéressent à ce qui arrive aux autres. Et puis, voir quelqu'un qui souffre, quand on n'a rien d'autre à faire, ça permet d'oublier nos propres misères.

HÉLÈNE

J'aimerais ça penser comme vous. J'aimerais avoir votre bonté. Ça me permettrait de penser comme vous que tout le monde est bon, que tout le monde m'aime.

Elle essuie une larme et chuchote d'un ton révolté:

HÉLÈNE

Bande d'hypocrites...

MADAME DUTIL

T'as le droit, tu sais. C'est peut-être plus facile de leur en vouloir à elles, plutôt qu'à lui.

Hélène réagit en sanglotant. Madame Dutil la serre contre elle avec un sourire maternel.

MADAME DUTIL

Veux-tu prendre ton après-midi ? C'est assez tranquille aujourd'hui.

HÉLÈNE

Pour faire quoi ? Je vais faire quoi toute seule chez moi ?

MADAME DUTIL

T'as pas dîné encore ?

HÉLÈNE

J'ai pas faim.

MADAME DUTIL

Faut que tu manges.

HÉLÈNE

C'est ça, faut que je mange. L'appétit vient en mangeant. Puis le temps va arranger les choses. Vive la pensée magique. Des phrases comme ça, je suis plus capable d'en entendre.

Madame Dutil acquiesce en silence. Un petit sourire à la dérobée comme quoi elle se dit qu'Hélène a bien raison. Elle ouvre un tiroir situé sous la caisse. Elle en sort une enveloppe et la tend à Hélène.

MADAME DUTIL

Ça fait plusieurs semaines que je me propose de te faire lire ce document. Je sais bien qu'il y a rien en ce moment pour te changer les idées, mais je voudrais quand même que tu en prennes connaissance.

Hélène, intriguée, interroge Madame Dutil du regard.

MADAME DUTIL

Prends le temps de le lire. C'est important.

La porte de l'arrière boutique s'entrouvre: Alex, un jeune homme en veston demande:

ALEX

Je peux prendre mon heure de dîner maintenant, madame Dutil ?

MADAME DUTIL

Aucun problème.

Alex est un jeune homme d'environ 25 ans. Engoncé dans un complet gris, il a l'apparence d'un fils de bonne famille. Un peu timide et maladroit, il adresse un regard compatissant à Hélène, qui lui retourne un gentil sourire.

Madame Dutil tend une série d'enveloppes réunies par des élastiques à Alex.

MADAME DUTIL

En même temps, irais-tu faire un dépôt ?

ALEX

Un dépôt ? Mais on est juste lundi.

MADAME DUTIL

Oui mais on a eu une grosse fin de semaine. Ça m'embête de laisser autant d'argent dans la caisse. Je sais pas pourquoi, les gens de ce temps-ci viennent acheter plein de petits articles, du tissus au pouce, des dés à coudre, des aiguilles à l'unité, des petits rouleaux de fil, des petits pots de teinture. On voit ça l'automne d'habitude, c'est plutôt rare au début de l'été.

Alex regarde Hélène d'un air entendu, et ironise en direction de la patronne:

ALEX

On se demande vraiment pourquoi, hein, votre boutique est devenue aussi populaire ?

Il rajoute tout bas à l'oreille d'Hélène:

ALEX

On est à la veille d'augmenter ton salaire.

Il sort avec le dépôt.

Restée seule avec Madame Dutil, Hélène retire de la grande enveloppe le document et sursaute. Elle dit, incrédule:

HÉLÈNE

Votre... testament ?

MADAME DUTIL

Je te demanderais de le lire attentivement.

HÉLÈNE

En quoi ça me concerne ?

MADAME DUTIL

Je suis quand même pas pour laisser la boutique à mon mari qui est au cimetière ! Puis des enfants, ben disons que... à mon âge, il est tard pour en adopter.

Hélène demande avec angoisse:

HÉLÈNE

Votre testament ! Vous êtes pas... malade ?

MADAME DUTIL

Je suis en parfaite santé physique et mentale, je te rassure. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle j'ai décidé de faire un peu d'ordre dans mes affaires.

En affectant beaucoup d'emphase:

MADAME DUTIL

Tu devrais voir le somptueux cercueil que je me suis choisie ! Après tout, faut bien se gâter un peu, dans la vie !

Hélène semble complètement effrayée.

HÉLÈNE

Mon Dieu !!!

MADAME DUTIL

Bon, j'ai faim, moi, là. On se fait-tu venir quelque chose ?

INT.- NUIT - NOIR ET BLANC - MAISON D'HÉLÈNE - CHAMBRE À COUCHER

Seule dans sa chambre à coucher, Hélène tricote un chandail pour bébé.

Ses doigts délaissent le tricot. Hélène se lève, va vers la commode.

Sur la commode, il y a un portrait encadré sur un petit chevalet.

Une photographie qui la représente enlacée dans les bras d’un très bel homme, Philippe.

Description de Philippe: il a vingt-cinq ans, il incarne la force juvénile, et la beauté virile. Bien qu'il soit le personnage principal de l'action, on va en entendre parler plus qu'on ne le verra, du moins pour la première moitié de l'histoire.

Sur cette photographie, Philippe et Hélène incarnent le bonheur amoureux dans toute sa splendeur.

Hélène prend tristement la photographie, et la dépose parmi des tricots (des petits chandails pour bébé) dans un tiroir qu’elle referme.

INT. - JOUR - NOIR ET BLANC - DANS LA BOUTIQUE

Des clientes qui se choisissent des tissus jettent des regards indiscrets et essaient d’entendre ce qu’Alex chuchote à l’oreille d'Hélène.

Hélène regarde avec tendresse une feuille de papier et lit ce qu'Alex a griffonné:

HÉLÈNE

C'est tellement beau ! "Mon coeur est ce que j'ai de plus précieux, mais quand je te regarde au fond des yeux.." hé-hé ! Ça rime !

ALEX

Oui mais je pense qu'il y a des fautes.

HÉLÈNE

Ben ici, avec "tu" ça prend un s.

HÉLÈNE

"Tu n'aurais qu'à me le demander, il me ferait plaisir de te le donner." Est chanceuse pas mal. Est-ce que je la connais?

ALEX

(rougissant)

Ben... y'a pas mal de chances, oui.

HÉLÈNE

Ça fait longtemps que vous vous fréquentez ?

ALEX

C'est assez récent. Bon ben... t'es sûr que ça fait pas trop niaiseux ?

HÉLÈNE

Non, je te jure. Je trouve ça vraiment beau ce que t'as écrit.

ALEX

Bon ben... coudon... Il me reste plus qu'à le copier au propre. Veux-tu voir la carte que j'ai achetée?

Il lui montre la carte.

HÉLÈNE

C'est joli.

ALEX

Tu l'aimes pour vrai ?

HÉLÈNE

Oui, oui. Oh, dis-moi c'est qui ?

ALEX

Mais tu le diras pas aux autres ?

HÉLÈNE

Promis.

Madame Dutil, qui a fini de servir les clientes, les interrompt d'un ton sérieux:

MADAME DUTIL

Il faut que je vous parle. Je vais avoir besoin de votre aide. J'ai décidé d'apporter des changements pour simplifier la comptabilité. Ça fait déjà quelques mois que la banque me suggère fortement d'ajuster notre année financière selon le calendrier fiscal qui se termine en avril.

MADAME DUTIL

Ça implique que dorénavant, faudra faire notre inventaire annuel pendant les vacances d'été, ce qui est plein de bon sens.

ALEX

Oui mais... qu'est-ce qui va arriver de nos vacances ?

MADAME DUTIL

C'est justement l'été qu'on peut embaucher des étudiants qui viennent des grands centres.

ALEX

Ça veut dire que je vais passer l'été à superviser des étudiants ?

MADAME DUTIL

Tu seras pas tout seul. J'ai trouvé quelqu'un.

 

INT. - JOUR - NOIR ET BLANC - RAGOTS AU TÉLÉPHONE

"Tu te souviens de la fois au jour de l'An où Jasmine nous avait conté qu'elle était allé toute seule au réveillon ?"

"Moi, si tu me l'avais demandé y'a trois ans, je t'aurais dit tout de suite que ce gars-là y'était pas pour elle."

"On n'a jamais su où il prenait son argent."

"On dit ça, on dit ça... va donc savoir par exemple si elle, elle le trompait pas ?"

" Ah, pour ça, y'a pas de fumée sans feu."

"N'empêche qu'a fait donc pitié!"

"Elle fait pas si pitié que ça tu sauras..."

"Apparemment que..."

"Quoi?"

"Tu le croiras jamais !"

"Elle, et le nouveau commis... "

"Hé, tu sais pas quoi ? Es-tu ben assise ?"

"Il paraît qu'ils se font des mamours dans la boutique, Madame Gendron est allée acheter du tissu l'autre jour, peux-tu

croire qu'elle les a vus se bécquoter, ç'a l'air que c'est de toute beauté de voir ça !"

"Ben moi, ça fait longtemps que je le savais."

INT. - NUIT - NOIR ET BLANC - MAISON D'HÉLÈNE - CHAMBRE À COUCHER

Chez elle, en pleine nuit, Hélène est au lit. Ses yeux fixent le plafond.

Elle saisit sans le regarder le tricot qui est resté près d’elle sur le couvre-lit.

Ses doigts défont les mailles du tricot.

INT. - JOUR - NOIR ET BLANC - DANS LA BOUTIQUE

Le lendemain.

Hélène et Alex sont en train de travailler côte à côte au comptoir caisse. Alex sort de la poche de son veston la carte contenant le poème qu'il a rédigé au propre. Hélène paraît plus touchée que surprise. Elle murmure simplement:

HÉLÈNE

Pour moi ?

ALEX

Tu devais bien t'en douter au fond.

HÉLÈNE

Pour moi !

ALEX

Écoute, c'est pas pressé, hein ? Je veux pas te brusquer, surtout pas après ce qui vient de t'arriver. Puis là, ben, en attendant que tu me donnes ta réponse, rien ne m'empêche de mettre de l'argent de côté. Prends vraiment le temps d'y penser.

HÉLÈNE

Je... sais... vraiment pas quoi dire...

ALEX

Dis rien.

Madame Dutil arrive de l'arrière-boutique avec un homme habillé en veston cravate.

MADAME DUTIL

Alex, Hélène, je vous présente Antoine.

MADAME DUTIL

Antoine va travailler avec nous en tant que gérant. Il commence aujourd'hui.

Deux clientes (peu importe que ce soit les mêmes qu'au début) qui se choisissent des tissus s'échangent un regard d'appréciation: "Beau jeune homme !"

Antoine est effectivement un bel homme dans la mi-vingtaine dont l'apparence convient tout à fait au titre de gérant. Il se dégage de lui beaucoup d'assurance, et au sourire sincère qu'il adresse à Alex, on voit que malgré son côté expérimenté, il n'est pas du tout du type arrogant. Serre la main d'Alex, puis regarde Hélène d'un air bienveillant.

ANTOINE

Je suis sûr qu'on va bien s'entendre.  Mais disons que, pour les prochains jours, je vais vraiment avoir besoin de votre aide !

EXT. - JOUR - NOIR ET BLANC - RUE PRINCIPALE DEVANT LA BOUTIQUE

Beaucoup de gens devant la boutique, qui affiche une pancarte "MÉGA-SOLDE D'INVENTAIRE". Des étalages sont installés sur le trottoir. Alex et Hélène servent des clientes. On peut remarquer que plus le temps passe, plus Hélène retrouve une sorte de légèreté. Antoine crie à la cantonade:

ANTOINE

Tout doit être vendu ! Entrez, si vous voulez.

ALEX

On vend pas, on donne !

Un jeune homme se fraie un chemin parmi la clientèle attroupée devant la boutique. Il transporte une grande variété de tissus. Il entre à l'intérieur de la boutique.

INT. - JOUR - NOIR ET BLANC - DANS LA BOUTIQUE

Beaucoup de clients à l'intérieur. Madame Dutil est affairée et fait signe au jeune homme qui vient d'entrer qu'il doit attendre.

Le jeune homme regarde avec intérêt les tissus en solde, de même qu'il observe avec appréciation l'ensemble du commerce.

Alex, qui était dehors, entre. Il s'approche du jeune homme. Il s'appelle André, il est sensiblement du même âge qu'Alex et Antoine. Alex lui demande:

ALEX

Je peux vous aider ?

ANDRÉ

J'aimerais voir Madame Dutil.

Il montre la patronne affairée avec les clientes.

ANDRÉ

Je présume que c'est elle ?

ALEX

Oui. Est-ce qu'elle vous connaît ?

ANDRÉ

Non. André Constantineau.

ALEX

Enchanté. Je m'appelle Alex Costa.

ANDRÉ

J'ai ici des échantillons à vous proposer à des taux concurrentiels. J'ai vu que vous faisiez votre inventaire annuel et la compagnie pour laquelle je suis acheteur m'a vivement suggéré de vous rendre visite.

Madame Dutil se libère enfin pour accorder de l'attention aux deux hommes.

MADAME DUTIL

Alex, irais-tu chercher Hélène, je suis débordée.

Alex retourne dehors. André présente sa carte d'affaires à Madame Dutil. Aller retour du regard de celle-ci entre la carte d'affaires et le visage du jeune homme. Elle lui fait signe de la suivre dans l'arrière boutique.

INT. - JOUR - NOIR ET BLANC - ARRIÈRE-BOUTIQUE.

Madame Dutil est emballée par les échantillons que lui montre André. Elle demande presque incrédule:

MADAME DUTIL

Mais comment faites-vous pour arriver avec des prix aussi bas ?

ANDRÉ

Nous avons un contrat exclusif avec des manufactures coréennes. Aucun intermédiaire.

MADAME DUTIL

Deux fois moins cher pour deux fois plus de qualité, c'est incroyable!

Hélène entre dans l'arrière-boutique.

MADAME DUTIL

Viens donc voir ça Hélène !

Hélène observe avec intérêt. André lui adresse un sourire auquel elle répond discrètement.

MADAME DUTIL

Touche la texture.

ANDRÉ

(à Hélène)

Vous faites de la couture ?

MADAME DUTIL

(admirative)

Elle coud à merveille, et vous devriez voir ses tricots !

ANDRÉ

C'est un des plus beaux modèles de notre collection d'automne.

À Hélène:

ANDRÉ

Je vous en fais cadeau. Ça pourrait vous faire une très belle robe de maternité.

Hélène baisse les yeux, pudique. Elle en en effet un joli petit ventre.

EXT. - JOUR - NOIR ET BLANC - RUE PRINCIPALE DEVANT LA BOUTIQUE

Dans le va-et-vient de la clientèle qui s'affaire devant la boutique, Alex et Antoine, devenus bons amis, ont une conversation à bâtons rompus.

ANTOINE

Je voulais m'excuser pour hier. Avant d'inviter Hélène au restaurant, j'aurais dû te consulter.

ALEX

Mais y'a pas de quoi, voyons.

ANTOINE

Je pouvais pas savoir.

ALEX

Tu sais, je suis vraiment pas du genre à m'offusquer.

ANTOINE

N'empêche.

ANTOINE

J'aurais dû me rendre compte par moi-même qu'entre vous deux...

ALEX

Qu'est-ce que tu veux dire ? Y'a encore rien entre nous deux. Je lui ai simplement dit de prendre son temps, et elle m'a répondu qu'elle allait réfléchir.

Regard intrigué d'Antoine, qui semble trouver la situation assez mystérieuse. Il murmure:

ANTOINE

Ah bon...

INT. - JOUR - NOIR ET BLANC - RESTAURANT CAFÉ TERRASSE -

C'est un restaurant avec une grande terrasse qui donne sur le petit chantier maritime. Quelques jours plus tard. Hélène et André sont à une table à l'heure du dîner.

ANDRÉ

C'est évident qu'un poste de comptable, ça m'intéresse d'autant plus que je cherche une certaine stabilité.

HÉLÈNE

Elle voudrait que tu commences quand?

ANDRÉ

Le plus tôt possible.

HÉLÈNE

Tu lui as donné ta réponse ?

ANDRÉ

Pas encore.

HÉLÈNE

J'imagine que c'est pas évident de laisser les grands centres pour venir s'installer dans un petit coin perdu.

ANDRÉ

Non, au contraire. J'ai choisi d'être voyageur de commerce parce que ce métier me permet de fuir la ville aussi souvent que je le veux. J'hésite pour des questions... disons.. plus personnelles.

HÉLÈNE

Ah... Je veux pas paraître indiscrète.

ANDRÉ

Pas du tout. Ça te concerne un peu, à vrai dire.

Hélène comprend et baisse les yeux.

ANDRÉ

J'aimerais pas me retrouver dans une situation où j'accumulerais trop de déceptions. Aussi bien te le dire franchement.

HÉLÈNE

Oui je comprends.

ANDRÉ

Ton copain... c'est Antoine ou Alex?

Hélène semble amusée par la question:

HÉLÈNE

Ni l'un ni l'autre !

ANDRÉ

Mais... alors... tu es mariée ?

Un vent de tristesse passe dans le regard d'Hélène, qui finit par répondre du bout des lèvres:

HÉLÈNE

Je l'étais.

Embarras d'André.

ANDRÉ

Je suis vraiment désolé.

INT. - JOUR - NOIR ET BLANC - RAGOTS AU TÉLÉPHONE

"Je te dis qu'y s'en passe des affaires dans c'te boutique là."

"On commence à comprendre pourquoi son mari il l'a sacrée là."

"Attends, attends, ça fait longtemps que c'est fini avec le petit commis."

"Ben ça peut pas faire si longtemps que ça, ils dînaient ensemble hier midi."

"Devine qui est allé lui rendre visite chez elle, pas plus tard que hier soir !"

"Si c'est pas de l'ambition: elle a laissé le commis pour le gérant, pis là elle s'affiche avec le comptable."

"En tout cas... c't'enfant-là, il sera pas en manque de pères."

INT. - JOUR - NOIR ET BLANC - SALLE D'ATTENTE CHEZ LE DOCTEUR LEGRAND

Quelques femmes du village sont assises et placotent.

Hélène entre dans la salle d’attente. Elle est enceinte de quatre ou cinq mois.

Sitôt qu'Hélène entre, toutes les voix se taisent.

INT. - JOUR - NOIR ET BLANC - CABINET DU DOCTEUR LEGRAND

Le docteur Legrand est un médecin d'environ trente ans. Par le tutoiement, on voit que lui et Hélène sont des intimes.

DOCTEUR LEGRAND

Tout est beau. Je vais te donner un rendez-vous pour une nouvelle échographie d'ici deux mois, mais jusqu'à présent, tout se passe normalement. Pas de nausées ?

HÉLÈNE

Pas vraiment, non.

DOCTEUR LEGRAND

Tu dors bien ?

HÉLÈNE

Oui, mais... ça peut-être rien à voir mais...

Le docteur Legrand remarque son hésitation.

DOCTEUR LEGRAND

Des mauvais rêves ?

HÉLÈNE

Est-ce que ça se pourrait que je me réveille la nuit sans m'en rendre compte ?

DOCTEUR LEGRAND

Qu'est-ce que tu veux dire ?

HÉLÈNE

J'ai l'impression de bien dormir mais quand je me réveille le matin, je comprends pas pourquoi, les choses ont été déplacées.

DOCTEUR LEGRAND

Des choses comme quoi ?

HÉLÈNE

Je tricote toujours avant de m'endormir mais quand je me réveille le lendemain c'est comme si quelqu'un avait défait mon tricot.

Le docteur Legrand rédige une prescription.

DOCTEUR LEGRAND

Une demi-heure avant de te coucher. Aucun effet indésirable. Je pense pas que tu sois somnambule, mais tiens-moi quand même au courant. Tu sais, après tout ce que tu viens de vivre, t'as sûrement besoin de prendre une distance. Si tu veux prendre congé de ton travail...

HÉLÈNE

(l'interrompant)

Surtout pas ! En ce moment, la boutique, ma patronne, c'est ce que j'ai de plus précieux.

DOCTEUR LEGRAND

De toute façon, si jamais tu changes d'idée, t'auras qu'à m'appeler.

HÉLÈNE

Merci.

DOCTEUR LEGRAND

Et si je peux faire quoi que ce soit d'autre...

Hélène se lève, mais demande avec un effort apparent:

HÉLÈNE

Comment va Ariane ?

DOCTEUR LEGRAND

Elle s'ennuie de toi. Beaucoup. Elle te comprend, mais elle a bien hâte que tu lui donnes de tes nouvelles.

HÉLÈNE

Je lui en veux pas, tu sais.

DOCTEUR LEGRAND

Je sais.

HÉLÈNE

Dis-lui que je vais l'appeler.

 

INT. - JOUR - NOIR ET BLANC - SALLE D'ATTENTE CHEZ LE DOCTEUR LEGRAND

Hélène sort du cabinet. Les patientes dans la salle d’attente observent Hélène qui se dirige vers Alex venu l'attendre.

INT. - JOUR - NOIR ET BLANC - CABINET DU DOCTEUR LEGRAND

Gros plan des lèvres d'une patiente:

LA PATIENTE

Pauvre p'tite fille. N'empêche que... cette enfant-là, depuis que son mari l'a délaissée, elle s'affiche avec un et puis l'autre. Je vous le dis: c'est rendu qu'elle a trois amants.

DOCTEUR LEGRAND

Si on parlait de votre santé, chère madame ?

EXT. - JOUR - NOIR ET BLANC - RUE PRINCIPALE

Sortant de la clinique, Alex et Hélène se dirigent vers le restaurant café-terrasse. Arrivés devant le restaurant, ils se dirigent sur la terrasse vers une table où Antoine, le gérant, les attend.

INT. - JOUR - NOIR ET BLANC - DANS LA BOUTIQUE

Plus tard le même jour. La patronne sort de l'arrière-boutique avec André.

MADAME DUTIL

J'ai une grande nouvelle à vous annoncer. André a finalement pris la décision de quitter son emploi en ville, et il va maintenant travailler avec nous en tant que comptable.

ALEX

C'est fantastique ! Tu le regretteras pas, André ! Bienvenue avec nous autres !

ANTOINE

Faut fêter ça !

ANDRÉ

Je ne suis pas obligé de retourner en ville ce soir. Est-ce que vous pouvez me suggérer un endroit où je pourrais m'installer ?

MADAME DUTIL

En attendant que tu te trouves un logement, André, je peux m'arranger avec quelqu'un de la place qui pourrait te dépanner.

ALEX

Si ma maison était plus grande, je te dirais bien de venir habiter chez moi.

ANTOINE

J'ai une meilleure idée. Tu pourrais prendre mon logement, André. Le temps qu'il faudra.

ALEX

(intrigué, à Antoine)

Ah oui ? Et puis toi, Antoine, tu vas habiter où durant ce temps-là ?

Antoine ne dit rien mais regarde Hélène d'un air entendu.

HÉLÈNE

Non, je crois que j'ai la meilleure solution. André n'a qu'à venir habiter chez moi.

ANDRÉ

T'es sérieuse?

ANTOINE

(interloqué)

Quoi ? Mais on s'était pas entendus pour que...

HÉLÈNE

(l'interrompant)

Mais ça change rien, voyons. En fait, vous pouvez venir tous les trois. La maison est bien assez grande.

INT. - NUIT - NOIR ET BLANC - MAISON DES LEGRAND

Plus tard ce soir-là, le Docteur Legrand est à table avec sa femme Ariane. Ariane est la soeur aînée d'Hélène. Elle est dans la trentaine.

ARIANE

Elle ne t'a rien dit d'autre ?

DOCTEUR LEGRAND

Non. Elle m'a paru étrangement sereine. Pas un mot sur le départ de Philippe.

ARIANE

Mais elle est persuadée qu'il va lui revenir.

DOCTEUR LEGRAND

J'en doute. Mais enfin. Elle t'en dira peut-être plus à toi.

ARIANE

Je connais ma soeur. Quand elle a quelque chose dans la tête...

DOCTEUR LEGRAND

Crois-tu qu'Hélène pourrait refaire sa vie avec un autre homme ?

ARIANE

Qu'est-ce qui te fait croire ça ?

DOCTEUR LEGRAND

Des ragots.

Ariane lève les yeux au ciel.

ARIANE

Qu'est-ce que t'as encore entendu dire ?

DOCTEUR LEGRAND

T'as raison, c'est absurde. Mais tu sais comment ça se passe dans une salle d'attente.

ARIANE

Moi aussi j'entends toute sorte de choses. C'est au point que je me demande parfois si Hélène ne fait pas exprès pour alimenter les rumeurs.

 

INT. - JOUR - NOIR ET BLANC - DANS LA BOUTIQUE

Le lendemain.

Antoine et André consultent des livres à la caisse. Alex et Hélène font du rangement dans les étalages. Hélène porte la robe de maternité confectionnée avec le tissu qu'André lui a offert. Alex dit à Hélène:

ALEX

Tu t'es mise belle aujourd'hui !

HÉLÈNE

Merci.

ALEX

C'est indiscret de te demander pour qui ?

Antoine, qui a entendu la question, dit d'un ton humoristique:

ANTOINE

Pour moi, voyons !

ANDRÉ

Pour moi !

ALEX

Erreur. C'est pour moi.

HÉLÈNE

Ni l'un ni l'autre.

ANDRÉ

Il est presque midi. Tu viens dîner avec moi, Hélène ?

HÉLÈNE

Pas aujourd'hui.

ANTOINE

Tu attends quelqu'un ?

Regard interrogatif des trois hommes.

ALEX

Quelqu'un qu'on connaît ?

La porte du commerce s'ouvre. Ariane entre dans la boutique. Hélène va l'accueillir avec une émotion qui ne laisse aucun doute sur l'attachement qui unit les deux soeurs.

EXT. - JOUR - NOIR ET BLANC - RESTAURANT CAFÉ-TERRASSE

Ariane et Hélène sont attablées sur la terrasse.

HÉLÈNE

Pourquoi est-ce que je t'en voudrais?

ARIANE

Je sais pas. Peut-être parce qu'au bout du compte, t'as été obligée d'admettre que j'ai eu raison ?

HÉLÈNE

T'as toujours joué à merveille ton rôle de grande soeur. On n'en veut pas à quelqu'un qui cherche à nous protéger. Je t'en ai jamais voulu que tu te prennes pour mon ange gardien. Au contraire.

HÉLÈNE

Toute ma vie, j'ai tellement eu besoin de ta protection que, bien souvent, je t'ai laissé croire que tu avais raison.

ARIANE

Sauf pour Philippe.

HÉLÈNE

Sauf pour Philippe. Là-dessus, ni toi ni personne ne pourrait me faire changer d'idée.

ARIANE

Donc tu espères qu'il va revenir ?

HÉLÈNE

Espérer ? Toi et tes expressions catholiques ! Qu'est-ce que ça veut dire, espérer ? On espère quand on doute. On espère quand les probabilités sont nulles. On espère de gagner un gros lot. Mais on n'espère pas quelque chose qui va forcément arriver. On peut avoir hâte que ça arrive. Mais pour l'instant, je sais même pas si j'ai hâte. Je me contente de vivre le moment présent.

ARIANE

Tu penses vraiment qu'il va te revenir?

HÉLÈNE

Je pense pas, Ariane. Je sais. Je sais qu'il va revenir.

ARIANE

Sans même que tu lui fasses signe? As-tu cherché à le revoir ?

HÉLÈNE

Non.

ARIANE

Donc, tu sais pas ce qu'il est devenu?

HÉLÈNE

Non. Tout ce que je sais, c'est qu'un jour, il va revenir.

À cette conviction d'Hélène, Ariane ne cache pas son découragement:

ARIANE

Après toute la souffrance qu'il t'a fait endurer?

HÉLÈNE

Ça aussi, Ariane, c'est une façon bien à toi d'expliquer ce que tu arrives mal à comprendre. On a chacun notre part de souffrance. Les gens sont portés à croire que leur souffrance leur vient des circonstances de la vie. C'est faux. Ce serait trop simple de dire: "Je souffre parce que Philippe est parti." Moi aussi j'ai fait souffrir Philippe.

ARIANE

T'as toujours été d'une patience ! Au moins, ton attitude me rassure sur un point.

HÉLÈNE

Qu'est-ce que tu veux dire ?

Ariane hésite, puis en souriant, elle dit après un long silence.

ARIANE

Je m'attendais tellement à te ramasser à la petite cuiller ! Je te croyais en dépression.

HÉLÈNE

Pourquoi ? J'ai de la peine, Ariane, mais je suis pas au bord du suicide.

ARIANE

Ben là, tu vas encore dire que j'écoute trop les qu'en-dira-t-on, mais ...

HÉLÈNE

Bon, ça recommence ! Et après ça, tu te demandes pourquoi ça fait six mois qu'on s'est pas vues ! Tu passes ton temps à écouter ce que les gens disent !

ARIANE

Ça, c'est pas vrai. Seulement, il est difficile de faire abstraction de ce que tout le monde pense à propos de ma propre soeur, surtout quand elle est même pas foutue de donner de ses nouvelles. Aimerais-tu ça, toi, apprendre que je fréquente des amoureux par ton deuxième voisin ?

HÉLÈNE

Ce que je trouve merveilleux à Saint-Fabien, c'est que si je veux savoir où j'en suis dans ma vie, j'ai seulement qu'à t'appeler, puis tu vas me donner toutes tes réponses en faisant la moyenne de ce qui circule à mon sujet.

ARIANE

Au nombre d'amants qu'on t'attribue, je suis bien obligée de faire une moyenne.

Après un silence, Hélène répond calmement:

HÉLÈNE

C'est ce que je te dis, Ariane. T'as vraiment pas besoin de me consulter pour avoir de mes nouvelles. T'as juste à prêter l'oreille. Alors, dis-le moi, toi qui sais tout. J'ai combien d'amants ? Justement, j'en vois un là-bas qui s'en vient, je peux bien te le présenter !

André s'approche de leur table.

HÉLÈNE

André, viens que je te présente ma soeur Ariane.

ANDRÉ

Bonjour !

Il embrasse Hélène. Tend la main à Ariane. Celle-ci se montre à la fois étonnée et enchantée.

HÉLÈNE

Tu veux manger avec nous ?

ANDRÉ

Non, dérangez-vous pas. Hélène, je suis juste venu de prévenir que je vais devoir me rendre en ville pour finaliser des ententes avec des manufacturiers. Je devrais revenir vendredi, lundi au plus tard.

HÉLÈNE

Oh j'aimerais ça que tu reviennes pour le week-end.

ANDRÉ

Promis, je vais m'arranger.

HÉLÈNE

Bon, eh bien, je t'attendrai pas pour coucher ni ce soir, ni demain.

Expression d'étonnement dans les yeux d'Ariane.

ANDRÉ

Je me suis arrangé avec Antoine. Il s'est offert pour aller dormir chez toi.

HÉLÈNE

Aucun problème.

André, souriant, salue gentiment Ariane.

ANDRÉ

J'espère qu'on va se revoir.

ARIANE

Bon voyage !

André embrasse Hélène et quitte la terrasse. Ariane demande d'un ton extrêmement  intrigué:

ARIANE

Qui est Antoine ?

EXT. - JOUR - NOIR ET BLANC - MAISON D'HÉLÈNE

Transition. Feuilles d'automne balayées par le vent. Six mois se sont écoulés depuis la rupture entre Hélène et Philippe.

INT. - JOUR - NOIR ET BLANC - MAISON D'HÉLÈNE

Hélène, enceinte de sept mois, Alex, Antoine et André, sont tous les quatre installés confortablement sur un divan et regardent la télévision.

Il y a un feu de foyer. Antoine se lève pour attiser le feu.

Alex se lève pour aller dans la cuisine.

Resté seul avec Hélène, André lui fait une confidence:

ANDRÉ

J'ai reçu des nouvelles de mes parents.

HÉLÈNE

Ils vont bien ?

ANDRÉ

Oui. Mon père s'est enfin décidé à prendre sa retraite.

ANDRÉ

Ils ont l'intention de voyager. De profiter de leur argent.

HÉLÈNE

Ils font bien. Tu m'as déjà dit qu'ils sont très à l'aise ?

ANDRÉ

Plus qu'à l'aise. En fait, mon grand-père a laissé une fortune considérable à sa mort. Et comme mon père était fils unique, ça donne une idée de ce que mes frères et moi on aura à la mort de nos parents. Si je t'en parle, c'est pour que tu saches que, si jamais tu te décidais entre nous trois, avec moi tu ne serais jamais mal prise.

HÉLÈNE

Oui je sais.

ANDRÉ

Mais cela dit, y'a pas d'urgence.

HÉLÈNE

Je t'ai promis que je réfléchirais.

ANDRÉ

Et tu comptes toujours me donner ta réponse à Noël ?

HÉLÈNE

Oui, après la naissance du petit.

Antoine, qui est revenu s'assoir sur le divan, a entendu la conversation.

ANTOINE

Oui mais d'après ce que tu m'as dit, André, tes parents sont en parfaite santé. Ça peut être long avant que tu hérites.

ANDRÉ

Mon père a toujours prétendu qu'il n'attendrait pas d'être mort pour que ses enfants profitent de ses biens. D'ailleurs, chaque année, on touche une partie importante de ses avoirs. Comme il le dit lui-même, ça fera ça de moins à l'impôt au moment de la succession.

Il se lève. Il demande à Hélène:

ANDRÉ

Tu veux boire quelque chose ?

Hélène fait signe que non. André va vers la cuisine. Resté seul avec Hélène, Antoine lui fait une confidence à son tour.

ANTOINE

Avant de travailler pour Madame Dutil, j'étais gérant dans une grosse compagnie de textiles, et à la fermeture de la compagnie, il y'a maintenant deux ans, j'ai acheté des parts dans une entreprise de télécommunication. Les actions ont monté en flèche, puis là, y'a des petits indices comme quoi ça pourrait redescendre. D'après moi, ce serait le temps de vendre.

HÉLÈNE

T'as dû faire beaucoup de profit ?

ANTOINE

Assez pour acheter une maison. Oh, pas grosse comme ici, mais y'a de nouveaux développements, des habitations très modernes, on aurait une chambre pour le petit.

HÉLÈNE

Oui mais moi, je suis pas sûre que j'aurais envie d'aller vivre dans une maison moderne.

ANTOINE

L'avantage, c'est que ce nouveau développement est à proximité de l'école.

HÉLÈNE

Antoine ! Il n'est pas encore né !

ANTOINE

T'as raison. Mais l'important, c'est que tu saches que moi non plus, je suis pas dans la rue.

HÉLÈNE

Je sais. Je vous ai promis de faire un choix, je vous demande seulement d'être patients.

ANTOINE

Moi, pas de problème. Je suis très patient, tu sais.

Alex, revient de la cuisine, ayant entendu la fin de la conversation entre Antoine et Hélène.

ALEX

Moi aussi je suis patient. En fait, de nous trois, on peut dire que c'est moi le plus patient, puisque c'est moi le premier qui ai demandé Hélène en mariage.

Hélène sourit.

HÉLÈNE

Je le sais, Alex. J'ai conservé ta carte.

ALEX

Et tu le sais que je suis pas pressé, hein ?

André revient de la cuisine:

ANDRÉ

Et moi non plus.

ANTOINE

Et moi non plus.

ALEX

C'est vrai que j'ai pas des parents millionnaires, que mes économies me permettent pas encore de faire des gros placements à la bourse, mais l'important, Hélène, c'est que tu saches que si jamais tu optais pour moi, mon plus gros placement, c'est ma fidélité

Hélène est émue. Elle l'embrasse:

HÉLÈNE

Ça je le sais bien, Alex. Mais tant que le p'tit est dans mon ventre, je suis incapable de prendre une décision.

ANDRÉ

Ça, y'a pas à dire! Cet enfant-là, c'est tout un rival!

 

EXT. - NUIT - NOIR ET BLANC - MAISON D'HÉLÈNE

Tempête de neige. Poudrerie, rafale. Dix mois se sont écoulés depuis la séparation.

INT. - NUIT - NOIR ET BLANC - MAISON D'HÉLÈNE

Emmitouflés dans de gros chandails d'hiver, Alex, Antoine et André se réchauffent près du feu.

À l'étage, on entend bientôt les cris d'un bébé qui vient de naître.

Ariane paraît au haut de l'escalier. Elle lance aux trois hommes:

ARIANE

Vous pouvez monter !

Les trois se regardent anxieux, et gravissent l'escalier vers la chambre.

Hélène, avec l'aide d'une sage femme, a accouché d'un garçon.

FIN DU PROLOGUE.

 

EXT. - JOUR - COLLINE PARLEMENTAIRE

VINGT-CINQ ANS PLUS TARD - ÉTÉ 2008

NOTE: A partir d'ici, l'histoire va se dérouler en faisant alterner les deux époques. Les cinq principaux personnages (Ariane, Hélène, Alex, Antoine et André), seront incarnés par de nouveaux acteurs, dans la cinquantaine. Pour ce qui est des trois hommes, il importe peu qu'on les reconnaisse. Aux abords de la cinquantaine, ils ont pris de l'embonpoint, et ont perdu de leur charme initial. Ce sont maintenant trois co-locs qui habitent toujours la même maison, dans une routine qui dure depuis vingt-cinq ans. En fait, il s'agit d'un trio composé de trois individus sans grande personnalité, qui continuent de s'accommoder d'une situation éternellement temporaire.

Quant aux deux soeurs, elles ont conservé de leur jeunesse de beaux atouts féminins. Ariane est une femme qui a du chien, l'épouse respectée du médecin qui mène un train de vie tranquille et passablement aisé. Elle est toujours bien mise, et resplendit d'un charme et d'une coquetterie indéniables.

Hélène, que nous avons d'abord connue mélancolique et taciturne, est aussi devenue une belle femme, mais d'une beauté beaucoup plus intérieure. Elle pourrait paraître un peu plus vieille que son âge.

Psychologiquement, elle est cependant restée la même. S'il n'y a plus de larmes dans ses yeux, on peut toujours lire un mélange de tristesse ou de fatigue chez elle, mais jamais de la résignation.

En fait, Hélène sera toujours une personne qui vit avec un immense secret, quelque chose de mystérieux éveillant la curiosité des autres, mais qu'elle garde jalousement tout bas dans son coeur. Dans toutes les situations, bonnes ou mauvaises, drôles ou anxieuses, Hélène sera toujours fascinante par son extrême confiance en elle-même et son calme imperturbable.

Elle a beau avoir vécu une rupture qui reste éprouvante même vingt-cinq années plus tard, son attitude dans la vie, à cause même de cette épreuve, fait qu'on la sent toujours habitée par une paix intérieure.

Enfin, le personnage principal de cette histoire: Krystophe. Âgé de vingt-cinq ans, Krystophe est le fils de Philippe et d'Hélène. En fait, toute l'histoire du film, y compris les événements du prologue qui ont eu lieu peu avant sa naissance, sont vus à travers son regard et sa sensibilité.

N'ayant pas connu son vrai père, Krystophe va partir à la découverte de la vérité.

Dans les séquences en flash back noir et blanc de 1982-1983, nous verrons forcément le personnage de Philippe. Comme Krystophe est la copie conforme de son père, les deux personnages ont été écrits en prévision d'être joués par le même comédien.

De retour à la séquence. Nous sommes donc en 2008, par une journée très ensoleillée (important parce que c'est la première fois que nous voyons des images en couleur) devant un immense bâtiment d'État, que ce soit un Capitole ou un Parlement, mais on doit comprendre que c'est le siège du Pouvoir.

Des limousines se suivent dans la grande allée qui conduit à l'entrée principale. On sent une atmosphère solennelle. Des gardes du corps, beaucoup de journalistes, des photographes à profusion, qui mitraillent avec leurs caméras les dignitaires qui sortent des limousines pour faire leur rapide entrée dans le Parlement.

Parmi tous ces dignitaires, focus sur une femme d’une soixantaine d’années (mais elle peut paraître plus jeune, car elle est ce genre de femme si bien conservée qu'on peut constamment se demander quel est son âge véritable dépendant des jours, des saisons, et de ce qu'elle porte) qui est escortée au sortir de sa limousine. Elle a une allure royale. De grands traits latins et un maquillage savamment étudié qui mettent en relief son nez grec et sa chevelure d’ébène.

C’est Athina Yanacopoulos, secrétaire d’État à la Défense Nationale.

INT. - JOUR - COULOIRS DU PARLEMENT.

Flanquée de ses gardes du corps, Athina Yanacopoulos se dirige via de nombreux couloirs vers un bureau: celui du Premier Ministre.

INT. - JOUR - CABINET DU PREMIER MINISTRE

Athina Yanacopoulos entre et prend place à une table ovale où une réunion à huis clos est sur le point de commencer. La porte capitonnée se referme sur la réunion. Seuls le premier ministre et quelques-uns des hommes forts de son parti sont présents.

Ambiance frénétique comme on en voit avant une annonce importante ou un discours attendu. Après des préliminaires faisant partie d'un protocole officiel, le premier ministre prend la parole.

LE PREMIER MINISTRE

La reprise des travaux ayant été fixée pour dans moins d'une heure, nous allons tout de suite passer la parole à la Ministre de la Défense qui a une communication importante à nous faire. Madame Yanacopoulos.

ATHINA

Monsieur le premier ministre, j'ai convoqué cette réunion extraordinaire parce que, comme je vous l'ai appris hier, nous devons procéder d'urgence au rapatriement d'un homme qui nous a consacré vingt-cinq années de sa vie dans une opération ultra-secrète au large de l'Atlantique. Cependant, vous savez comme moi qu'il s'agit d'une situation extrêmement délicate.

LE PREMIER MINISTRE

J'ai lu le rapport qu'on m'a fait parvenir. Je parlerais même d'une situation périlleuse pour le gouvernement.

ATHINA

J'ai préparé un dossier qui expose dans les grandes lignes les conclusions objectives, je dis bien objectives, de cette opération. Avec votre consentement, et celui de vos ministres, je vous demanderais d'en prendre connaissance dans les plus brefs délais. Tout ce que j'allègue dans ce document sera d'ici quelques heures disponible pour les gens de l'Opposition et des médias.

Athina distribue des copies de son document à tous les gens réunis.

LE PREMIER MINISTRE

Merci, madame Yanacopoulos.

Les ministres se lèvent et quittent le bureau. Athina et le premier ministre, restés seuls, s'échangent un long regard anxieux.

ATHINA

J'estime au mieux que ce document peut nous faire gagner quelques heures.

LE PREMIER MINISTRE

Maudite fuite! Si j'étais dans l'Opposition, je serais mort de rire.

ATHINA

Dis-toi qu'au moins, tu étais juste un député à l'époque. C'est pas toi qui vas être éclaboussé. Moi, c'est différent.

LE PREMIER MINISTRE

Tu venais à peine d'être nommée ministre.

ATHINA

Trois mandats en vingt-cinq ans, aux affaires étrangères, et à la Défense. On me le pardonnera pas.

LE PREMIER MINISTRE

Tu vas pas démissionner, Athina. Tu vas pas me laisser tomber !

Athina ne répond pas, se contentant de lui adresser un regard où on devine de la panique.

LE PREMIER MINISTRE

Comment le journaliste en question a-t-il réussi à avoir autant d'informations ?

Long silence.

LE PREMIER MINISTRE

Dis-moi la vérité. Depuis combien de temps étais-tu au courant?

ATHINA

J'ai toujours cru que l'opération Calypso pouvait être un canular.

ATHINA

Mais à l'époque, souviens-toi, des attentats terroristes accréditaient toutes les rumeurs comme quoi il se tramait des alliances contre nous dans le dossier des armes bactériologiques. D'ailleurs on n'était pas les seuls à craindre une guerre.

LE PREMIER MINISTRE

Mais justement ! Il n'y en a pas eu, de guerre. Vingt-cinq ans ! Un dossier oublié pendant vingt-cinq ans, sans jamais avoir eu de nouvelles de notre émissaire ! Il faisait quoi, lui, tout ce temps, au large de l'Atlantique. Tu devais sûrement te poser la question ?

ATHINA

Je t'en prie. Sois pas de mauvaise foi. Il acheminait régulièrement des informations. Je vous ai toujours transmis les réponses. C'est quand même pas moi qui ai pris seule la décision de le maintenir en mission jusqu'aux calendes grecques. Combien de fois t'ai-je dit qu'il fallait mettre un terme à cette opération-là? Depuis deux décennies, j'ai avisé. Toi, et les deux premiers ministres qui t'ont précédé. J'ai collaboré du mieux que j'ai pu avec mes collègues de l'Opposition quand eux étaient au pouvoir. Mais sous ton règne à toi, ça arrivait toujours à un moment où les sondages étaient favorables. Le risque d'un éclaboussement. On tient ça mort. Même s'il y avait un être humain là-dedans, séparé de sa famille. Le vrai scandale, c'est que personne n'a jamais eu l'air de tenir compte de l'aspect humain de cette opération-là.

LE PREMIER MINISTRE

Le seul fait qu'il n'ait jamais demandé à être rapatrié aurait dû nous mettre la puce à l'oreille. Tu crois qu'il pourrait parler ?

ATHINA

Non. À cinquante ans, son silence va lui permettre une merveilleuse retraite.

ATHINA

Il a toujours été digne de notre confiance. Il avait été très bien entraîné à l'époque. On fabrique pas un espion à la légère.

LE PREMIER MINISTRE

(avec humeur)

Digne de notre confiance ! Vingt-cinq ans à mener une vie faramineuse sur un palais flottant sur l'Atlantique, à nos frais ! Imagine que la population apprenne qu'au lieu de nous transmettre de l'information politique, ton agent secret bénéficiait des faveurs de la dirigeante d'une secte! Une secte! Avec un gourou ! Ton émissaire était le meilleur ami du gourou, et il baisait avec la femme du gourou !

ATHINA

On se calme. Ça, c'est rien que des rumeurs. On n'a pas de preuves.

LE PREMIER MINISTRE

Te rends-tu compte qu'à partir de maintenant, toutes nos décisions politiques devront faire plaisir à une secte à défaut de quoi ces gens-là vont se faire un plaisir de dévoiler la vérité. Déjà que leurs manipulations génétiques intéressent tous les milieux scientifiques. Ils se sont fait une réputation incroyable dans les médias. De plus en plus de gens pensent qu'ils pourraient influencer l'avenir de la planète. Et ils sont bien partis pour le faire!

INT. - JOUR - STUDIO DE TÉLÉVISION

Émission de télévision en direct du style "Claire Lamarche". Des jeunes sont interviewés. Applaudissements et gros plan sur l'animatrice qui félicite un participant.

CLAIRE LAMARCHE

Je te remercie beaucoup de ton témoignage, Jocelyn.

Essuyant une larme:

CLAIRE LAMARCHE

Ouf ! C’est tout un brassage d'émotions qu'on vit aujourd'hui ! À présent, je vais passer la parole à Krystophe.

On applaudit Kristophe. C'est un jeune adulte de 25 ans, très beau mec, encore habillé comme un ado. On ne le sent vraiment pas à l'aise devant la caméra.

CLAIRE LAMARCHE

Alors Krystophe vient lui aussi d'une famille recomposée, mais avec ceci de particulier qu'il habite chez ses parents, en fait chez sa mère biologique, mais non pas avec un, non pas avec deux, mais bien avec "TROIS" pères adoptifs !

On applaudit fort.

CLAIRE LAMARCHE

Bienvenue Krystophe ! Bon, ben là, tu vas m'expliquer quelque chose ! Quand tu veux avoir une permission de rentrer tard le soir, est-ce que ça prend un référendum ? Non, mais farce à part, comment tu vis ça toi, une famille recomposée avec trois pères ?

Krystophe répond avec timidité.

KRYSTOPHE

Ben... je sais pas. En fait je sais pas si c'est plus compliqué ou moins compliqué, là...

CLAIRE LAMARCHE

Il faut dire aussi que t'as pas connu d'autre chose ! Quand tu étais tout petit là, du plus lointain que tu puisses te souvenir, te posais-tu des questions, du style "comment ça se fait que j'ai une maman et trois papas ?"

KRYSTOPHE

Non.

CLAIRE LAMARCHE

Puis à l'école, quand t'as commencé, tu devais bien te rendre compte que chez tes petits amis la situation était pas comme chez vous.

KRYSTOPHE

Ben, oui, peut-être.

INT. - JOUR - MAISON NON IDENTIFIÉE

Gros plan sur un doigt qui compose un numéro de téléphone sur un clavier.

Tout ce qu'on voit à part le téléphone est l'appareil télé retransmettant en direct l'émission.

INT. - JOUR - STUDIO DE TÉLÉVISION

CLAIRE LAMARCHE

Penses-tu, Krystophe, que c'est plus difficile à régler un conflit avec quatre adultes quand t'es enfant unique qu'avec un ou deux ?

KRYSTOPHE

Ben comme je vous dis, on s'entend bien. C'est sûr que si y'a de la chicane, ça fait plus de monde qui parlent.

CLAIRE LAMARCHE

Des chicanes comme quoi, là ? On veut des exemples. Ben là, je veux pas savoir s'il couchent dans la même chambre, on s'entend.

KRYSTOPHE

(répond naïvement)

Non, ils couchent pas dans la même chambre.

Rires.

CLAIRE LAMARCHE

Non, mais comment ça se négocie au quotidien, les affaires courantes ?

KRYSTOPHE

Ben genre: si on veut du poulet ou des souvlakis, ou quoi que ce soit, puis ce qu'on veut comme dessert, ben là c'est plus long de décider ce qu'on commande parce qu'on est plus nombreux.

Tout le monde rit.

CLAIRE LAMARCHE

Ah ça, pas besoin d'avoir quatre parents pour que ce soit compliqué ! Pour ceux qui l'ignorent, la mère de Krystophe est propriétaire d'un commerce et ses trois compagnons sont ses trois principaux employés. Alors oubliez la popote les jours de semaine. Mais Krystophe, je repose ma question différemment: cette situation si particulière, est-ce qu'elle cause un irritant chez toi,

CLAIRE LAMARCHE

je veux dire un inconvénient que t'aurais pas à vivre si tu venais d'une famille, mettons, plus conventionnelle?

KRYSTOPHE

Ben... comment je dirais... euh...

On sent que Krystophe n'ose pas trop parler.

KRYSTOPHE

Ben, il y a un sujet que... c'est comme un tabou... que j'ai pas le droit de parler.

Claire Lamarche fait un signe de son index au public que ce qui va suivre est très important.

KRYSTOPHE

Comme par exemple si je veux poser des questions à ma mère sur mon vrai père, c'est évident que ça fait pas l'affaire de tout le monde.

CLAIRE LAMARCHE

Mais tu le sais, toi au fond, qui est ton vrai père ?

KRYSTOPHE

Oui, oui, je le sais.

CLAIRE LAMARCHE

Et c'est pas un des trois ?

KRYSTOPHE

Non. Mon vrai père, il reste pas avec nous autres.

CLAIRE LAMARCHE

(montrant sa main à la caméra)

On est rendus avec quatre pères ! L'as-tu déjà rencontré, Krystophe, ton père naturel?

KRYSTOPHE

Non, je sais même pas où il reste.

CLAIRE LAMARCHE

Mais tu nous as apporté sa photo.

 

INT. - JOUR - AUTRE LIEU NON IDENTIFIÉ

On entend en sourdine l'émission de Claire Lamarche, mais dans une autre maison. Un doigt compose un numéro.

INT. - JOUR - LUXUEUSE RÉSIDENCE D'ATHINA YANACOPOULOS

Athina Yanacopoulos répond au téléphone.

ATHINA

Oui allô ? ... Oui quelqu'un vient de m'appeler pour me le dire. ... Non, je viens tout juste d'ouvrir la télé. J'ai raté le début.

Nous assistons à la fin de l'émission à travers l'appareil télé d'Athina qui monte le volume:

CLAIRE LAMARCHE

Alors je vous rappelle que quiconque aurait des informations à nous fournir sur Philippe Cordou, dont on n'a qu'une seule photo quand il avait vingt-cinq ans, il en aurait cinquante aujourd'hui, est invité à nous donner des renseignements au numéro qui apparaît au bas de l'écran.

Fin de l'émission. Athina, troublée, compose un numéro de téléphone.

ATHINA

Yanacopoulos. ... Oui je sais. Non, j'ai presque tout manqué. Justement, c'est pour ça que je vous appelle. Il faut leur demander une copie de l'émission, le plus tôt possible. Je veux visionner toute l'entrevue. Faites-là envoyer au bureau du sous-ministre. Rappelez-moi dès que vous l'aurez reçue.

INT. - NUIT - MAISON D'HÉLÈNE

Souper chez Hélène. Les trois prétendants, Alex, Antoine et André, sont à table.

Un silence lourd règne à table. Krystophe n'ose lever les yeux de son assiette.

HÉLÈNE

T'aurais pu nous prévenir.

KRYSTOPHE

Vous auriez pas voulu. Puis après tout, c'est moi qu'ils ont invité, c'est pas vous autres.

ALEX

Non, mais c'est qui, tu penses, qui va payer pour ton heure de gloire ?

ANTOINE

Les gens ici, ils en ont, de la mémoire.

ANDRÉ

Y'ont déjà commencé à se faire aller la langue, de quoi ça parle depuis trois jours? Pas rien qu'à la boutique, partout.

HÉLÈNE

Une affaire morte et enterrée depuis vingt-cinq ans, ç'a ranimé tous les souvenirs, je m'en serais bien passé.

KRYSTOPHE

C'est toi qui as toujours dit que ça n'a pas d'importance, les ragots.

HÉLÈNE

Il a bien fallu que tu ailles leur raconter ton histoire pour te faire inviter à leur émission ? Moi qui pensais que tu allais en ville pour voir des spectacles. P'tit menteur.

ALEX

Y'allait pas voir des spectacles, y'allait en faire.

ANTOINE

Ça va être beau demain quand les clients vont te voir à la boutique.

HÉLÈNE

(à Krystophe)

Pas question que tu reviennes travailler à la boutique. On va laisser la poussière retomber.

ANDRÉ

Ça va donner quoi ? Qu'il prenne deux semaines ou six mois de congé, on fait juste retarder le problème. C'est lui la vedette, on peut quand même pas l'enfermer dans le garde-robe. Aussi ben qu'il assume tout suite qu'est-ce qu'il a fait. Qui rende compte de ses actes.

KRYSTOPHE

Vous parlez comme si j'avais posé une bombe.

ALEX

C'est exactement ça que t'as fait.

HÉLÈNE

Ça va, Alex.

KRYSTOPHE

Je leur ai même dit qu'on s'entendait bien tous les cinq ensemble. C'est eux-autres qui ont insisté pour que je révèle des chicanes. Ils m'ont même dit d'en inventer.

ANTOINE

(imitant Alex)

"Ils couchent pas dans la même chambre." Qu'est-ce que le monde a besoin de savoir ça ? T'as pas pensé deux minutes à ta mère ?

HÉLÈNE

Il pouvait pas savoir.

ANDRÉ

Comment ça, "il pouvait pas savoir"? Me semble qu'à l'âge qu'il est rendu...

Krystophe se lève, écoeuré. Il dit à Hélène avec dureté:

KRYSTOPHE

Combien de fois je t'ai demandé de m'en parler ? Combien de fois ? Tu sais, t'as raison. Je pouvais pas savoir. Ici on n'a jamais le droit de rien savoir. C'est pour ça qu'ils ont créé des émissions. Pour que si y'en a qui savent de quoi, qu'ils s'ouvrent la gueule, puis qu'ils donnent des réponses à ceux qui en cherchent.

Hélène regarde Krystophe avec une colère contenue.

HÉLÈNE

Ah oui ? Ben là, tu vas en récolter un paquet de réponses, puis bonne chance !

Krystophe accuse le coup en affectant l'indifférence et sort la tête haute.

Le repas terminé, Hélène commence à desservir. Alex dit pour briser le silence:

ALEX

Faut voir le bon côté. Ça va amener de la clientèle au magasin.

HÉLÈNE

Je sais pas pourquoi tu dis ça, Alex. Les affaires vont pas si mal.

ANTOINE

Ça pourrait aller mieux.

HÉLÈNE

Les gens viennent par curiosité, pas pour acheter.

Un temps. Elle demande:

HÉLÈNE

Toi André ? Tu dis quoi ?

ANDRÉ

C'est vrai que par rapport à l'an dernier, on n'est pas parti pour un gros chiffre d'affaires.

HÉLÈNE

Ben oui, mais on est en récession. C'est vrai pour tout le monde.

ALEX

Au moins la bâtisse nous appartient.

ANTOINE

N'empêche que le gérant de banque trouve qu'on aurait intérêt à payer nos fournisseurs à l'intérieur de soixante jours. On paie beaucoup trop d'intérêts sur nos achats.

HÉLÈNE

Comment ça, on paie de l'intérêt ? On a toujours payé à temps, non ?

ANDRÉ

Pas depuis six mois.

HÉLÈNE

Et moi, je suis pas au courant ? Je me demande bien à qui ç'a appartient, ce commerce-là ?

ALEX

Tu nous fais pus confiance ?

HÉLÈNE

Je trouve au contraire que je vous fais un peu trop confiance. J'apprends au hasard de la conversation qu'on est endettés. Je voudrais bien savoir de combien.

ANTOINE

Pas de quoi faire un drame, là. On a quand même le contrôle de la situation.

ANDRÉ

Tu sais Hélène, c'est pas toujours évident de trouver le bon moment pour te parler. T'es souvent fatiguée, puis on peut pas dire que le dialogue c'est notre spécialité dans la maison.

ALEX

Ça l'a jamais été.

HÉLÈNE

(de mauvaise foi)

Est-ce que je vous ai déjà empêchés de vous exprimer ?

Les trois hommes se regardent d'un air complice et découragé.

INT. - JOUR - DANS LA BOUTIQUE

Une vieille aveugle entre dans la boutique. Krystophe est seul au comptoir caisse. La femme marche courbée à l'aide d'une canne blanche. Elle porte des lunettes noires et on ne voit presque pas ses cheveux à cause d'un foulard qui lui enveloppe toute la tête. Elle tâtonne des tissus. Krystophe l'observe, puis s'approche d'elle discrètement.

KRYSTOPHE

Est-ce que vous cherchez quelque chose en particulier ?

LA VIEILLE AVEUGLE

C'est de la soie?

KRYSTOPHE

Synthétique.

LA VIEILLE AVEUGLE

On dirait de la vraie soie.

Elle continue de palper les étoffes.

KRYSTOPHE

C'est la première fois qu je vous vois. Vous n'habitez sûrement pas ici.

LA VIEILLE AVEUGLE

Je suis venue passer quelques jours chez ma nièce. En fait, je suis venue de sa part, pour rencontrer un certain... Krystophe Cordou.

KRYSTOPHE

C'est moi.

LA VIEILLE AVEUGLE

Ah, eh bien je vous félicite pour l'émission de télévision.

KRYSTOPHE

Merci.

LA VIEILLE AVEUGLE

Je n'ai pas l'impression que nous sommes seuls.

KRYSTOPHE

Ma mère et le gérant sont juste à côté, dans l'arrière-boutique.

LA VIEILLE AVEUGLE

J'aurais des choses personnelles à vous dire.

Étonnement de Krystophe. Il demande tout bas:

KRYSTOPHE

Est-ce que ça a un lien avec l'émission ?

LA VIEILLE AVEUGLE

Mais pas ici. Connaissez-vous un endroit où on pourrait parler seul à seul ?

KRYSTOPHE

Attendez-moi dehors. Je vous reviens tout de suite.

Tandis que la vieille aveugle sort, Krystophe annonce en ouvrant la porte de l'arrière-boutique:

KRYSTOPHE

Alex ? Je vais aller manger.

 

INT. - JOUR - DANS L'ÉGLISE DU VILLAGE

Krystophe et la vieille aveugle marchent dans une allée de l'église déserte. Il y fait très sombre.

Ils s'assoient dans un des grands bancs.

LA VIEILLE AVEUGLE

Je vous ai menti. Je n'habite pas chez ma nièce. Je n'ai pas de famille ici.

KRYSTOPHE

Mais... qui êtes-vous ? Et comment êtes-vous venue ?

LA VIEILLE AVEUGLE

Chut. Posez-moi le moins de questions possible. Je vous demande seulement d'écouter ce que j'ai à vous dire.

KRYSTOPHE

Au sujet de mon père ?

LA VIEILLE AVEUGLE

Votre père a quitté votre mère il y a vingt-cinq ans.

KRYSTOPHE

Oui je sais.

LA VIEILLE AVEUGLE

Et jamais, en autant d'années, vous n'avez eu de ses nouvelles.

KRYSTOPHE

Vous ? Vous en avez ?

LA VIEILLE AVEUGLE

Ce que j'ai à vous dire est très important. Il faut que vous prépariez votre mère au retour de son mari.

KRYSTOPHE

Quoi ?

LA VIEILLE AVEUGLE

C'est primordial. Vous devez la préparer, et vous devez surtout empêcher qu'elle ne se remarie. Il va y avoir de plus en plus de pression autour d'elle.

KRYSTOPHE

Mais qu'est-ce que je vais lui dire? Ma mère ne fait confiance à personne. Elle est toujours silencieuse, et en plus, elle ne supporte pas qu'on lui  parle de son mari. Ni en bien, ni en mal.

LA VIEILLE AVEUGLE

C'est à vous de trouver les mots pour lui en parler.

KRYSTOPHE

Quand mon père va-t-il revenir ?

LA VIEILLE AVEUGLE

Je ne peux rien affirmer avec exactitude. Tout ce que je peux vous dire, c'est qu'il va revenir bientôt.

KRYSTOPHE

Ça veut dire quoi, bientôt ? Dans un an? Dans six mois ? Dans trois semaines ?

LA VIEILLE AVEUGLE

Bientôt.

KRYSTOPHE

Est-ce que je peux au moins dire à ma mère qui vous êtes ?

LA VIEILLE AVEUGLE

Je n'existe pas. Vous ne m'avez jamais vue. On gagne beaucoup à écouter les rumeurs. Les réponses à toutes vos questions se trouvent dans ce village. Interrogez les habitants.

KRYSTOPHE

Ça non plus, j'ai pas le droit. Ma mère a toujours insisté pour que je ne parle à personne. Même à ma tante Ariane, je n'ai pas le droit de poser des questions. J'ai appris à me taire. J'ai aussi appris à me boucher les oreilles quand j'entendais des ragots. J'ai souvent demandé à ma mère pourquoi elle avait choisi de rester dans un petit village où tout le monde se connaît, elle me répondait que ce serait pire en ville. Que le mieux, c'était de ne pas écouter. J'étais trop petit pour juger par moi-même, donc je n'ai pas posé de questions. Mais quand on passe les douze ou quinze premières années de sa vie à ne jamais adresser la parole aux autres... Vous savez, c'est pas évident pour moi aujourd'hui.

Long silence. Krystophe, qui a parlé en regardant droit devant lui vers le crucifix, tourne la tête.

KRYSTOPHE

M'écoutez-vous ?

Il constate qu'il est seul sur le banc d'église. Il paraît extrêmement troublé. Il demande deux ou trois fois :

KRYSTOPHE

Hé madame ? Où êtes-vous ?

Mais l'aveugle a disparu. Krystophe se lève. Quelque chose attire son attention sur le banc. Un vieux document froissé et jauni. Il constate que c'est un ancien passeport émis au nom de son père, Philippe Cordou.

INT. - JOUR - MAISON DES LEGRAND

Ariane regarde le passeport que lui montre Krystophe. Songeuse:

ARIANE

Vous vous ressemblez tellement !

Elle ajoute sur un ton plus objectif:

ARIANE

Moi non plus, j'ai aucune idée d'où ça peut venir. Une femme âgée ? Quel âge à peu près ?

Krystophe hausse les épaules. Il semble dépassé par l'événement.

ARIANE

À ma connaissance, il n'y a personne d'aveugle dans ce village. Et tu dis qu'elle a disparu comme ça? T'es sûr que t'as pas rêvé?

La question suscite un air amusé chez Krystophe:

KRYSTOPHE

Peut-être.

ARIANE

Ça t'est déjà arrivé, avant?

KRYSTOPHE

Jamais. Non, c'était pas un rêve.

Il demande sur un ton plus sérieux.

KRYSTOPHE

Ariane... parle-moi de mon père. Tu l'as connu, toi. Pourquoi ma mère ne veut jamais qu'on en parle ?

ARIANE

Tu sais, ta mère... On a beau la connaître, c'est pas évident de savoir ce qui se passe dans sa tête. C'est pas à toi que je vais l'apprendre.

Krystophe acquiesce silencieusement. Contemplant longuement la photo de son père.

KRYSTOPHE

Philippe Cordou. C'était qui son père ? C'était qui sa mère ? Est-ce qu'il avait des soeurs ou des frères?

ARIANE

Là-dessus, y'a que ta mère qui pourrait te répondre. Moi, tout ce que je sais, c'est qu'il venait de l'extérieur. Je crois qu'il avait fait des études aux États-Unis. Il était ingénieur pour le compte du Gouvernement.

En superposition sur le récit d'Ariane, des images en noir et blanc, datant de 1982, illustrent l'ambiance générale de l'arrivée de Philippe Cordou à Saint-Fabien.

ARIANE

C'était au début des années 80. La rivière avait débordé. Il y avait eu tout un glissement de terrain, un drame épouvantable. On avait été déclaré zone sinistrée. Après les secours, le gouvernement avait dépêché une équipe d'ingénieurs pour reconstruire un gros tiers du village en dehors des zones affectées. La reconstruction avait duré du printemps jusqu'à la fin de l'été. C'était des travaux assez spectaculaires. On excavait des maisons entières, certaines étaient démolies, d'autres étaient déménagées sur d'immenses plate-formes. On n'avait pas l'habitude de voir autant de beaux étrangers dans le village, et tu penses bien que la plupart des filles à marier n'allaient pas juste aux abords des chantiers que pour observer les travaux. Même moi qui étais déjà mariée, je n'étais pas indifférente. Je me suis vite rendu compte que ta mère, tout en jouant la carte d'une fille qui était au-dessus de ses affaires, trouvait toujours mille et un prétextes pour s'absenter de la maison. Puis un beau jour, mine de rien, des rumeurs se sont mis à circuler.

INT. - JOUR - NOIR ET BLANC - RAGOTS AU TÉLÉPHONE

Des doigts qui composent des numéros sur un clavier de téléphone et des lèvres qui se transmettent des commentaires.

"C'est rendu qu'ils se donnent des baisers français devant tout le monde."

"Je te crois pas."

"Jasmine m'a dit que Pierrette les avait vus."

"Pour moi ce sera pas long qu'on va aller aux noces."

"Si c'est pas déjà fait..."

"Ça couche à l'hôtel, toi, du vendredi jusqu'au dimanche."

INT. - JOUR - NOIR ET BLANC - RUE PRINCIPALE

Été 1982. Mariage d'Hélène et de Philippe à l'église du village. Sortie des mariés en grande pompe, confettis, photos sur le perron de l'église.

VOIX D'ARIANE

Tout le monde s'entendait pour dire qu'Hélène et Philippe feraient le plus beau couple qu'on n'avait jamais vu. C'avait été un coup de foudre immédiat. Après à peine un mois de fréquentation, tout le village avait été convié à la noce.

INT. - JOUR - MAISON DES LEGRAND

ARIANE

Une fois les travaux terminés, on se serait attendu à ce que ta mère déménage en ville pour fonder un foyer avec l'homme de ses rêves. C'était normal: le bruit courait comme quoi ton père était de plus en plus sollicité par des contrats du gouvernement.

INT. - JOUR - NOIR ET BLANC - MAISON D'HÉLÈNE

Nous sommes au coeur de l'été 1982 dans la cuisine chez Hélène. Nouvellement arrivée, Hélène se montre enthousiaste. La plupart des pièces sont vides, des boîtes sont encore empilées dans la cuisine comme au lendemain d'un déménagement. Hélène et Ariane placent de la vaisselle dans les armoires.

ARIANE

Mais c'est immense ! Un vrai domaine!

HÉLÈNE

Philippe a toujours rêvé d'une grosse famille.

ARIANE

Mais toi, il me semble que t'as jamais voulu avoir beaucoup d'enfants.

HÉLÈNE

Moi ? J'ai déjà dit ça ?

ARIANE

T'as toujours dit que tu te verrais pas comme ma tante Monique.

HÉLÈNE

Elle, c'est pas pareil. On l'a toujours connue enceinte. Une vraie chatte.

ARIANE

Ils sont juste quatre.

HÉLÈNE

De toute façon, on va commencer par un. Puis le reste, on verra.

ARIANE

Et t'es sûre que tu préfères rester ici pour élever des enfants plutôt que de vous installer en ville ?

HÉLÈNE

Philippe a horreur de la ville.

ARIANE

C'est Philippe qui a pris la décision?

HÉLÈNE

On a décidé ensemble.

INT. - JOUR - MAISON DES LEGRAND

ARIANE

Chaque fois qu'on lui posait des questions sur son avenir avec ton père, elle répondait la plus naturellement du monde comme si la situation était normale. Au début, ton père passait la moitié de son temps ici, et l'autre moitié en ville. Ta mère disait elle-même qu'il s'agissait d'une situation temporaire. Mais nous on savait bien, étant donné ses contrats, que Philippe pouvait difficilement s'établir de façon permanente aussi loin de la ville.

INT. - JOUR - NOIR ET BLANC - RAGOTS AU TÉLÉPHONE

"Ça fait deux semaines qu'on l'a pas vu."

"Attends, tu dis deux semaines, ça va quasiment faire un mois à la fête du travail. On l'a pas vu du mois d'août."

"Moi je trouve ça ben bizarre cette affaire-là."

"As-tu vu la maison ? Cet homme-là, il doit en faire de l'argent!"

"Resterais-tu toute seule toi, dans une grande maison de même, avec un mari qui vient te voir aux six mois ?"

INT. - JOUR - NOIR ET BLANC - MAISON D'HÉLÈNE

Hiver 1982-83. Hélène et Ariane font un sapin de Noël.

ARIANE

Alors on va faire le réveillon chez les parents comme d'habitude, puis reste à savoir si ce sera ici ou chez moi au jour de l'An.

HÉLÈNE

Si tu veux, on peut le faire ici.

ARIANE

En tout cas, ça nous permettrait de mieux connaître Philippe.

HÉLÈNE

Pourquoi tu dis ça ?

Réaction d'impatience chez Ariane:

ARIANE

Ton mari, Hélène, on ne le connaît pas.

HÉLÈNE

Oui mais ses contrats...

ARIANE

Je le sais, ses contrats, je comprends, mais ça fait six mois que vous êtes mariés, et c'est à peine s'il est venu une dizaine de fois à Saint-Fabien.

HÉLÈNE

Dis-moi pas que tu comptes les fois? Mon Dieu, tu parles comme si on était sous ta surveillance.

HÉLÈNE

Notre choix de vivre à la campagne comporte des inconvénients qu'on est capable d'assumer lui et moi.

ARIANE

On dirait une vague connaissance qui te rend visite de temps à autres.

HÉLÈNE

Voyons, Ariane, il vient presque toutes les fins de semaine, mais c'est vrai qu'on aime bien notre intimité. J'ai pas à vous l'annoncer à chaque fois.

ARIANE

C'est ton "mari", Hélène.

Hélène réplique d'un ton sec:

HÉLÈNE

Ben justement. C'est "mon" mari, c'est pas le tien. C'est moi qu'il épousé, pas le village.

INT. - JOUR - MAISON DES LEGRAND

ARIANE

Il faut dire que du plus loin que je me souvienne, ç'a toujours été une épreuve de discuter avec ta mère. Jamais je ne l'ai vue se battre pour avoir raison. Elle a toujours eu une façon de raisonner qui permettait pas aux autres d'exprimer leur désaccord. Jamais moyen de lui faire valoir un point de vue différent du sien. J'aurais voulu la secouer, lui faire comprendre que son mariage avec un fantôme n'avait aucun bon sens, je finissais toujours par avoir l'impression qu'elle seule avait raison, et que tout le village avait tort. Impossible d'avoir une prise sur elle. Elle était comme une anguille.

INT. - NUIT - NOIR ET BLANC - MAISON DES LEGRAND

Hiver 1983. Sapin de Noël. Réveillon chez Ariane. Une dizaine de convives à table. Hélène est assise à côté d'une place vide. Elle est la seule pourtant à avoir l'air naturelle, voire même enjouée. On voit à l'expression d'Ariane et des autres invités qu'il y a un certain malaise.

VOIX D'ARIANE

Ce soir-là, elle était arrivée seule au réveillon, les bras pleins de cadeaux, comme si de rien n'était. La veille encore, elle nous avait confirmé que Philippe serait des nôtres. Le plus étrange, c'est le peu de cas qu'elle en a fait. Apparemment qu'il y avait eu une tempête de neige, y'était resté pris.

INT. - JOUR - NOIR ET BLANC - RAGOTS AU TÉLÉPHONE

"C'est drôle, monsieur Bousquet, qui va souvent en ville, il semble au courant d'un paquet d'affaires."

"Me fierait pas trop sur les Bousquet, moi."

"N'empêche. Y'était même pas là au Jour de l'An. Où ce qu'y'était tu penses?"

"Pauvre p'tite fille. Faut dire qu'elle a toujours été ben innocente."

"Ben moi à sa place, je serais assez humiliée."

"Ben nous autres, on a vérifié, y'a pas eu de tempête au Jour de l'An."

"En tout cas, ici, il faisait très beau."

"Pauvre p'tite fille. Je me demande bien comment ça va finir."

INT. - JOUR - MAISON DES LEGRAND

ARIANE

Cet hiver-là, alors que tout le village spéculait sur l'absence de Philippe, moi je me suis mise à craindre sérieusement pour l'avenir de ma soeur. J'avais comme compris que ce mariage-là irait nulle part, et j'étais affolée à l'idée qu'Hélène se réveillerait un beau matin dans une collision face à face avec la réalité.

KRYSTOPHE

Mon oncle qui était médecin, qu'est-ce qu'il disait de ça ?

ARIANE

Les psychiatres appellent ça du déni. Moi, y'a des jours où je me disais que ma petite soeur vivait dans sa bulle, complètement déconnectée de

ARIANE

la réalité. Ce printemps-là, ta mère m'avait annoncé qu'elle t'attendait dans son ventre. Elle était certaine que le fait d'être enceinte allait corriger la situation. Elle avait même laissé planer la possibilité pour elle d'aller vivre en ville. Mais je savais au fond qu'elle disait ça pour faire taire les rumeurs. Et puis... Ce que tout le monde redoutait a fini par se produire par un beau matin de juin.

EXT. - JOUR - NOIR ET BLANC - DEVANT LA MAISON D'HÉLÈNE

Matin de juin 1983. Par les fenêtres entrouvertes de la maison, on entend les cris désespérés d'Hélène. Des attroupements se forment. Expression de stupeur dans les yeux des témoins. La porte de la maison s'ouvre et Philippe sort avec sa valise. Il a la mort dans l'âme. Tout le monde le dévisage avec consternation.

INT. - JOUR - DANS LA BOUTIQUE

De retour en 2008. Hélène sert une cliente. Antoine est au téléphone.

LA CLIENTE

Le jeune homme qui travaille ici d'habitude, il n'est pas là aujourd'hui ?

HÉLÈNE

Non, il a pris congé.

LA CLIENTE

Est-ce que c'est votre fils ?

HÉLÈNE

Oui.

LA CLIENTE

Il paraît bien. Est-ce que vous savez s'il a eu des résultats suite à ses recherches ?

HÉLÈNE

Ses recherches...

LA CLIENTE

À propos de l'émission de télévision. Il a bien fait ça.

HÉLÈNE

Excusez-moi, je crois qu'on me demande au téléphone.

Hélène se dirige vers l'arrière-boutique avec irritation, faisant un signe à Alex de servir la cliente à sa place.

INT. - JOUR - DANS L'ARRIÈRE-BOUTIQUE

Antoine est au téléphone, dos tourné à Hélène qui entre sans bruit.

ANTOINE

Je comprends rien là-dedans, tout a été envoyé la semaine dernière. Je peux faire sortir une copie du chèque si vous voulez. ... Oui oui, je vous comprends. ... Bien sûr je me mets à votre place... Écoutez, je vais faire un suivi là-dessus ... Mais puisque je vous dis que c'est moi-même qui ai signé le chèque, il est parti en date du 15. ... Oui, c'est qu'on a eu des petits problèmes de liquidité le mois dernier... Écoutez Monsieur Gauvin, vous avez ma parole que lundi matin vous avez un chèque certifié sur votre bureau. Quitte à ce que j'aille vous le porter moi-même. C'est ça. Encore une fois désolé. Au rev...

Il raccroche, et murmure:

ANTOINE

Pas un cadeau, celui-là...

Hélène a tout entendu. On la sent inquiète pour la santé de son commerce.

EXT. - JOUR - RESTAURANT - CAFÉ TERRASSE

Ariane et Hélène dînent ensemble.

ARIANE

À ta place j'irais voir ton gérant de banque.

HÉLÈNE

J'y suis allée la semaine dernière. Tout est beau. Les papiers sont en ordre. On a une bonne liquidité. Simplement que moi, des comptes en souffrance, ça me fout la trouille.

ARIANE

Qu'est-ce que ton comptable dit de ça ?

HÉLÈNE

Je n'ose pas lui en parler.

ARIANE

À quoi ça te sert d'avoir un gérant et un comptable si t'oses pas leur parler des problèmes de ton commerce?

HÉLÈNE

J'ai pas de preuves.

ARIANE

Il faut que tu en parles à Antoine. C'est lui qui a été négligent.

HÉLÈNE

Mais c'est évident qu'il va me mentir.

ARIANE

Si tu évites le sujet, tu vas rester dans le doute éternellement.

HÉLÈNE

Je me sens manipulée.

Ariane sent que la situation est délicate. Elle risque avec prudence:

ARIANE

Peut-être que tes associés aussi se sentent manipulés.

HÉLÈNE

Par qui ?

ARIANE

Par leur patronne.

HÉLÈNE

Moi ?

ARIANE

Quelqu'un qui garde toujours le silence, ça finit par insécuriser l'entourage.

Hélène se montre troublée par cette affirmation.

HÉLÈNE

Veux-tu dire que... toi aussi, tu sens que je te manipule?

ARIANE

Je pourrais faire comme toi, changer de sujet, regarder ailleurs, faire semblant que j'ai pas écouté, mais pour te dire franchement, Hélène, oui: je me sens continuellement déroutée par tes silences, tes absences, tes non-dits...

HÉLÈNE

Mais qu'est-ce que je vous ai faits?

ARIANE

À quand remonte ta dernière conversation avec Krystophe ?

HÉLÈNE

Qu'est-ce que Krystophe vient faire là-dedans ?

INT. - NUIT - DANS L'ARRIÈRE-BOUTIQUE

Krystophe examine des factures. À l'aide d'une calculatrice, il vérifie les chiffres. Hélène est à côté de lui, elle aussi absorbée dans des états financiers. Elle s'arrête un moment, et le regarde. Krystophe sent qu'il y a une demande de communication, mais ne sait pas comment s'y prendre. Il se contente d'esquisser un sourire et se replonge dans sa compilation de factures.

INT. - NUIT - MAISON DES LEGRAND

Au souper, Ariane se confie à son mari.

ARIANE

Elle endure la présence de trois hommes au travail et dans sa vie privée. Je ne connais pas une seule femme qui endurerait ça. Je crains le jour où elle va craquer. À la moindre irritation, elle saute une coche. Mais face à une situation qui dure depuis vingt-cinq ans, elle est douée d'une sérénité inexplicable.

DOCTEUR LEGRAND

Elle croit toujours que Philippe Cordou va revenir ?

ARIANE

Elle m'a encore dit qu'elle en était persuadée.

INT. - NUIT - MAISON D'HÉLÈNE

La "famille", c'est-à-dire, les trois prétendants, Krystophe et Hélène, regardent la télévision. Krystophe est encore attablé avec des factures, des reçus et sa calculatrice.

VOIX DE L'ANIMATEUR TÉLÉ

Des membres influents du gouvernement seraient liés à une mystérieuse secte prônant le clônage de cellules souches qui favoriserait un ralentissement, voire même un arrêt définitif, du

VOIX DE L'ANIMATEUR TÉLÉ

processus responsable du vieillissement des tissus.

ALEX

N'importe quoi.

VOIX DE L'ANIMATEUR TÉLÉ

C'est du moins ce qu'affirme l'Opposition...

ANTOINE

Ça sent les élections!

VOIX DE L'ANIMATEUR TÉLÉ

La tête dirigeante de la secte se défend des accusations qui pèsent contre elle, en insistant sur le fait que la société est à l'heure d'une révolution tant au point de vue biologique qu'environnemental.

ANDRÉ

Bon, ben j'ai une grosse journée moi demain. Je vais aller me coucher.

André sort de la pièce. Krystophe demande aux autres:

KRYSTOPHE

Il va en ville demain ?

ALEX

Oui, il a deux ou trois fournisseurs à rencontrer.

Krystophe dit à Hélène:

KRYSTOPHE

Il va sûrement encore aller manger chez Dyonisos.

Il a fait ce constat avec un sous-entendu qui n'échappe pas à Antoine. Ce dernier demande avec méfiance:

ANTOINE

Pourquoi tu dis ça?

Krystophe ne répond pas. Antoine et Alex éteignent la télé et sortent du salon à leur tour. Resté seul avec Hélène, Antoine s'explique:

KRYSTOPHE

Ils doivent l'aimer à ce restaurant-là ? En tout cas, on dirait bien qu'ils ont de la misère à avoir des clients à part lui.

KRYSTOPHE

De janvier à avril, ils nous a donné une vingtaine de reçus, regarde...

HÉLÈNE

Puis ? Y'est où, le problème ?

KRYSTOPHE

Regarde les numéros.

On voit les reçus enlignés avec effectivement des numéros qui se suivent. Hélène paraît troublée.

HÉLÈNE

Je peux quand même pas les mettre à la porte.

KRYSTOPHE

C'est pas évident en effet. Ca fait vingt-cinq ans que tu fais des affaires avec trois hommes que tu as promis d'épouser.

INT. - NUIT - LUXUEUSE RÉSIDENCE D'ATHINA YANACOPOULOS

En ville. Chez la secrétaire d’État, à son riche domicile, Athina visionne la cassette de l’émission de Claire Lamarche. Elle contemple Krystophe. Elle fait "Rewind" sur le DVD, le regarde encore, et encore.

Elle se lève ensuite, et va s'examiner dans le miroir; puis se compare avec une photo d’elle-même alors qu’elle avait vingt ans.

Obsession d'une jeunesse éternelle...

INT. - JOUR - ASSEMBLÉE NATIONALE

Période de questions houleuse. Les députés font du bruit et manifestent leur colère. Athina Yanacopoulos est sur la sellette.

DEPUTÉ DE L'OPPOSITION

Est-ce que la ministre de la Défense peut répondre, oui ou non?

ATHINA YANACOPOULOS

J'ai déjà répondu, monsieur le président.

DEPUTÉ DE L'OPPOSITION

Pourquoi n'avons-nous pas droit à un rapport de mission détaillé de l'Opération Calypso ?

ATHINA YANACOPOULOS

L'émissaire sera rapatrié au cours des prochains jours et je m'engage alors à faire toute la lumière sur cette opération.

INT. - JOUR - BUREAU DU CONSEILLER FINANCIER À LA BANQUE

Antoine et André examinent des documents avec un conseiller financier.

LE CONSEILLER

Alors voici, tous les documents sont prêts, il ne vous reste plus qu'à signer et à mettre vos initiales ici. Une évaluation de la propriété de Madame Cordou vous assure une marge de 359 mille dollars. Je vous suggère d'entamer seulement un premier cent mille de cette marge pour le remboursement des fournisseurs.

ANTOINE

Est-ce que vous avez les chèques certifiés ?

LE CONSEILLER

Aussitôt que vous aurez signé tous les trois, je ferai certifier les chèques.

ANDRÉ

Tous les trois ?

ANTOINE

Vous nous aviez pas dit qu'il fallait aussi qu'Alex signe le contrat.

LE CONSEILLER

Je vous parle pas d'Alex. Mais le commerce est la propriété d'Hélène Cordou, il me faut absolument sa signature.

ANDRÉ

Attendez... Mais puisque nous sommes respectivement le gérant et le comptable de la compagnie, il va de soi que...

LE CONSEILLER

Entre nous, il est évident que ça ne pose pas de problème. Vous êtes liés depuis tant d'années et votre compagnie a toujours rencontré ses obligations.

LE CONSEILLER

Mais d'un point de vue légal, il faut la signature de la propriétaire.

ANTOINE

Mais tout le monde sait qu'elle nous a cédé moralement ses droits de propriété.

LE CONSEILLER

À ce moment-là, je vais avoir besoin d'une copie de l'acte notarié.

Stupéfaction d'André et d'Antoine. Mais ils essaient tant bien que mal de n'en rien laisser paraître. André bloffe:

ANDRÉ

Ah ??? Avoir su, je l'aurais apporté.

LE CONSEILLER

Je peux demander au notaire de m'en faxer une copie ?

ANTOINE

Pas besoin, on va revenir demain.

INT. - JOUR - DANS LA BOUTIQUE

Krystophe est à la caisse et sert une cliente, Madame Bousquet. Une femme de soixante-dix ans environ. Après avoir payé ses achats, elle dit confidentiellement à Krystophe:

MADAME BOUSQUET

Je dois pas être la première à vous le dire, mais mon mari et moi on vous a trouvé très courageux d'être allé à la télévision récemment.

KRYSTOPHE

Je vous remercie. Mais les résultats sont plutôt décevants.

MADAME BOUSQUET

Vous voulez dire que vous n'avez toujours pas reçu de nouvelles de votre père?

KRYSTOPHE

Rien de concret, en tout cas.

Il baisse le ton:

KRYSTOPHE

J'ai l'impression que tout le monde a sa petite idée sur ce qui s'est passé mais que personne n'ose le dire.

MADAME BOUSQUET

Je pense au contraire que la plupart des gens n'en savent pas plus que vous.

KRYSTOPHE

Ce qui semble pas être votre cas...

MADAME BOUSQUET

Mon mari et moi, on aurait peut-être des choses intéressantes à vous raconter.

EXT. - JOUR - RESTAURANT - CAFÉ TERRASSE

Ariane et  Krystophe dînent ensemble.

KRYSTOPHE

Je peux difficilement me contenter d'attendre un miracle sous prétexte qu'une aveugle m'a fait une prédiction. Elle m'a dit d'interroger les gens, mais par où commencer ?

ARIANE

La vérité de ce qui s'est vraiment passé, y'a que ta mère qui le sait. Et elle est enfermée dans son mutisme depuis tant d'années...

KRYSTOPHE

Mais toi, tu n'as jamais essayé de lui faire entendre raison ?

ARIANE

Oh que oui, j'ai essayé ! Je n'oublierai jamais ce lendemain de Jour de l'An...

INT. - NUIT - NOIR ET BLANC - MAISON DES LEGRAND

Au lendemain du Jour de l'An 1983, Ariane est découragée pour sa soeur. Celle-ci paraît pourtant enjouée et insouciante.

ARIANE

En tout cas, on peut pas dire que l'année commence bien pour toi...

HÉLÈNE

Je dirais pas ça. C'est plutôt toi qui as l'air de filer un mauvais coton. Je me demande bien ce que vous avez tous. Hier, au réveillon, il y avait tellement de tension dans l'atmosphère!

ARIANE

On dirait que tu es toute seule à ne pas te rendre compte...

Hélène adopte une attitude cynique:

HÉLÈNE

Me rendre compte de quoi ? Que mon mari est un courailleur ? Qu'il me trompe à droite et à gauche? Que c'est un sadique ? qu'il a fait exprès pour me planter là le Jour de l'An sans donner d'explications ?

Hélène cède à la colère:

HÉLÈNE

Qu'est-ce qu'il y a de si mystérieux au fait qu'il a pas pu faire le voyage jusqu'ici ? Les routes étaient bloquées, il ne pouvait quand même pas venir en raquettes ?

Malgré tout, on sent qu'Hélène est sur le point de pleurer comme une enfant. Ariane, attendrie, la serre contre elle, mais elle murmure quand même, avec lucidité:

ARIANE

Ma pauvre chouette ! Il n'y en a pas eu, de tempête de neige.

EXT. - JOUR - RESTAURANT - CAFÉ TERRASSE

De retour en 2008, toujours au café terrasse, suite de la séquence.

KRYSTOPHE

Tu les connais bien, les Bousquet ?

ARIANE

Sont gentils.

KRYSTOPHE

Tu penses qu'ils savent vraiment des choses ?

ARIANE

Jason Bousquet est un raconteur. Je te dis pas qu'il va t'induire en erreur, mais méfie-toi. Quelqu'un qui aime à raconter des histoires est porté à exagérer. Pas par malhonnêteté, mais juste pour se rendre intéressant.

INT. - JOUR - CHEZ LES BOUSQUET

Krystophe est reçu chez les Bousquet.

Récit de Jason Bousquet.

JASON BOUSQUET

Tout le village avait été convié aux noces. Une journée parfaite, qui est restée marquée dans les mémoires. Puis on t'a probablement raconté la suite. On peut compter sur les doigts d'une main les fois que ton père a été revu entre le jour du mariage et ce fameux matin où des témoins l'ont vu quitter ta mère.

KRYSTOPHE

Ce que ma tante m'a surtout rapporté, c'est que jamais ma mère n'avait semblé inquiète de ce que mon père venait la voir si peu souvent.

JASON BOUSQUET

C'est ici que nous, on sait des choses que la plupart des gens ignorent.

INT. - JOUR - NOIR ET BLANC - CHEZ LES BOUSQUET

Même lieu 25 ans plus tôt. Hiver 1983, au lendemain des fêtes. Hélène est venue prendre un café chez les Bousquet.

HÉLÈNE

Vous comprenez que Philippe était déçu de ne pas pouvoir venir pour le réveillon.

MADAME BOUSQUET

Puis vous aussi, vous deviez être pas mal désappointée ?

HÉLÈNE

Faut bien que je me fasse une raison! Aussi bien m'habituer dès à présent à ce que mon mari soit un contracteur  très en demande. On fait pas ce qu'on veut quand on travaille au Gouvernement.

MADAME BOUSQUET

Mais est-il question qu'il vienne vous voir cet hiver ?

HÉLÈNE

Comme de raison, il m'a promis qu'on serait ensemble pour la Saint-Valentin.

MADAME BOUSQUET

Mais c'est dans un mois et demi, la Saint-Valentin !

HÉLÈNE

Eh bien, à ce propos, c'est un peu la raison de ma visite.

Elle se tourne vers Jason Bousquet:

HÉLÈNE

Ça m'embarrasse un peu de vous demander ça, monsieur Bousquet, mais j'ai entendu dire que vous deviez vous rendre en ville la semaine prochaine.

JASON BOUSQUET

Oui, pour notre assemblée annuelle des Caisses populaires.

HÉLÈNE

Me donneriez-vous un lift? J'ai décidé de faire une surprise à Philippe pour notre anniversaire de mariage...

JASON BOUSQUET

Ça va me faire plaisir !

INT. - JOUR - CHEZ LES BOUSQUET

Suite de la séquence en 2008.

JASON BOUSQUET

On s'était bien gardés de faire remarquer à ta mère que ça ne pouvait pas être leur anniversaire de mariage en plein hiver !

MADAME BOUSQUET

On était tous allés aux noces, on le savait !

JASON BOUSQUET

Toujours est-il que ta mère avait fait sa valise et qu'elle paraissait bien excitée de faire un voyage en ville. Elle prétendait connaître l'endroit où Philippe logeait, un hôtel qu'il habitait en permanence aux frais du gouvernement. Elle savait le numéro de chambre, et elle anticipait son plaisir de lui faire une surprise.

EXT. - JOUR - NOIR ET BLANC - DEVANT LA MAISON DES BOUSQUET (HIVER 1983)

FLASH BACK - 1983. Hélène se dirige vers la maison des Bousquet. Monsieur Bousquet sort de la maison et invite Hélène à monter dans sa voiture.

EXT. - JOUR - NOIR ET BLANC - CENTRE-VILLE (HIVER 1983)

Gratte-ciels, rues commerciales. Hélène déambule, consultant un plan de la ville, s'arrêtant pour demander son chemin à des piétons.

INT. - JOUR - HALL D'ENTRÉE D'UN GRAND HOTEL (1983)

Hélène s'adresse à un des préposés à la réception.

HÉLÈNE

Bonjour, je suis venu rencontrer monsieur Philippe Cordou à la chambre 2805.

LE PREMIER PRÉPOSÉ

Ce ne sera pas long.

Il compose un numéro au téléphone, tout en consultant un classeur. Au bout de quelques secondes il dit:

LE PREMIER PRÉPOSÉ

Monsieur Cordou est absent présentement, est-ce que vous voulez laisser un message ?

HÉLÈNE

C'est que je voulais lui faire une surprise.

LE PREMIER PRÉPOSÉ

À ce moment-là, je vous suggère de vous réessayer plus tard.

Hélène paraît très ennuyée et regarde avec dépaysement l'immense lobby sans trop savoir que faire. Elle remercie poliment le premier préposé, et remarque une femme au guichet voisin qui demande d'un ton très pressé:

LA FEMME

Chambre 620 s'il vous plaît.

Le deuxième préposé lui remet illico la clé de la chambre avec un sourire poli. La femme aussitôt se dirige vers les ascenseurs.

Hélène a compris que pour avoir la clé de la chambre de son mari, il suffit d'avoir l'air pressée et de la demander. Elle va donc se perdre parmi les figurants dans le lobby en observant les activités de la réception.

Voyant que le deuxième préposé est libre, elle laisse sa valise près d'un fauteuil et fonce vers le guichet du préposé en ouvrant son sac à main. Elle explique d'un ton volontairement anxieux:

HÉLÈNE

J'ai oublié ma clé dans ma chambre. Chambre 2805.

LE DEUXIÈME PRÉPOSÉ

Vous êtes madame ?

HÉLÈNE

Cordou. Hélène Cordou, mais je crois que la chambre est au nom de mon mari, Philippe Cordou.

Elle vient pour sortir une pièce d'identité, mais le préposé, après vérification dans le fichier, lui fait signe qu'il n'en a pas besoin et lui remet la clé.

INT. - JOUR - NOIR ET BLANC - CHAMBRE 2805 (1983)

Luxueuse chambre d'hôtel. Hélène est étendue sur le lit et regarde la télévision.

Soudain, bruit de la serrure. La porte s'ouvre. Silhouette d'un homme qui entre. C'est Philippe qu'on voit de dos. Il referme la porte derrière lui. Il ne voit pas tout de suite Hélène, et se rend d'abord au téléphone. Il compose un numéro. Hélène écoute le monologue.

PHILIPPE

Oui c'est moi. Je viens d'arriver à ma chambre d'hôtel. Je t'appelle pour te dire que je vais probablement devoir annuler le meeting de ce soir. Je dois d'abord vérifier avec les ingénieurs si le problème d'infrastructure est stabilisé. Non, je suis fatigué, j'ai passé la semaine sur le chantier. Oui. Je ne bouge pas d'ici. Appelle-moi s'il y a d'autres urgences.

Philippe raccroche. Il soupire, harassé. Se retourne et voit Hélène qui l'attend étendue sur le grand lit.

Contrairement à ce qu'on pourrait s'attendre, son enchantement est spontané quand il reconnaît Hélène.

PHILIPPE

Toi ? Toi ici ? Mais tu es folle ?

HÉLÈNE

Tu... t'aurais peut-être préféré que je te prévienne ?

PHILIPPE

Heu... Pourquoi ? tu le sais que j'ai toujours adoré les surprises ! Mon amour, j'arrive pas à y croire !

Hélène, heureuse, lui tend les bras. Il se jette sur elle et les deux s'embrassent dans une étreinte passionnée.

INT. - NUIT - NOIR ET BLANC - CHAMBRE 2805 (1983)

Les deux amoureux sont au lit, devant un somptueux repas avec champagne, etc.

PHILIPPE

Lorsque j'aurai terminé ce contrat vers la fin de l'hiver, je vais retrouver toutes mes disponibilités pour qu'on puisse développer nos projets communs toi et moi.

HÉLÈNE

Ton travail, c'est ce qui est le plus important pour l'instant.

PHILIPPE

Mais je trouve ça difficile quand même de te savoir si loin. Pourquoi tu refuses si obstinément de venir habiter ici en ville ?

HÉLÈNE

Ça fait vingt fois qu'on en parle. Si on est pour avoir un enfant, je veux qu'il soit éduqué là où j'ai grandi moi-même, avec nos valeurs, et avec une famille.

PHILIPPE

Au fond, t'as raison. Je n'ai pas connu ça, moi, la vie de famille. J'ai jamais su qui étaient mes parents, je n'ai pas de frères ni de soeurs. Tu es ma seule attache.

HÉLÈNE

Tu sais, mon amour, c'est pas drôle pour moi non plus de vivre sans toi.

PHILIPPE

Sans compter que les méchantes langues doivent se faire aller sur un fier temps dans un si petit village.

HÉLÈNE

(souriant)

À qui le dis-tu ! Mais faut croire que je suis faite forte !

Elle ajoute songeuse:

HÉLÈNE

Plus que ma soeur Ariane, en tout cas, qui semble enligner toute son existence en fonction de ce que les autres disent et pensent.

PHILIPPE

Et qu'est-ce qu'on dit à notre sujet?

HÉLÈNE

Tu veux vraiment le savoir ?

PHILIPPE

Non.

Ils rient. Philippe ajoute plus sérieusement:

PHILIPPE

Cependant, je pourrais te demander ce que "toi", tu dis à notre sujet...

HÉLÈNE

Tu m'as demandé la discrétion sur ton projet avec le gouvernement, et jusqu'à présent j'ai tenu parole.

PHILIPPE

Je sais que je peux avoir confiance en toi. Mais ta soeur Ariane doit te presser de questions ?

HÉLÈNE

Remarque qu'à défaut de savoir avec exactitude les raisons de ton absence, elle accrédite toutes sortes de rumeurs, et ça j'avoue que certains jours, c'est difficile à gérer.

PHILIPPE

Oui je vois... En autant que toi, tu me fasses confiance...

Un silence, puis Hélène répond évasivement:

HÉLÈNE

Mmm.

Philippe s'inquiète de cette réponse ambigue:

PHILIPPE

T'as pas l'air convaincue ?

HÉLÈNE

Mais non, j'ai confiance en toi.

HÉLÈNE

C'est juste que certains jours, j'aurais envie que tu sois là. Et c'est normal, je crois, quand on est amoureux, qu'on se pose des questions, qu'on soit harcelé par des petits soupçons...

PHILIPPE

Des soupçons?

HÉLÈNE

Je t'aime, Philippe. Si je ne t'aimais pas, tu ne ferais pas partie de mes inquiétudes.

PHILIPPE

Moi aussi, je t'aime, Hélène. Et je suis conscient de ma négligence. Si je pouvais te donner autant de preuves d'amour que toi tu m'en donnes!

HÉLÈNE

T'as pas besoin de m'en donner ! J'ai confiance en toi et tu le sais.

 

EXT. - JOUR - NOIR ET BLANC - RUE PRINCIPALE (1983)

Suite du flash back. De retour au village. Hélène, radieuse, mange seule à la terrasse du restaurant. Se promène seule sur la rue principale. Les commères du village s'échangent des commentaires.

VOIX OFF DE JASON BOUSQUET

Mais au moins, ta mère avait la certitude, suite à ce voyage éclair, qu'elle pouvait avoir confiance en ton père. C'est du moins l'état d'esprit dans lequel elle était lors de notre retour au village. Philippe, conformément à ce qu'Hélène avait dit à sa soeur, était venu passer quelques jours avec elle autour de la Saint-Valentin, de quoi faire taire les rumeurs. Ta mère se promenait en affichant un air à la fois radieux et hautain. Elle semblait se dire: "Ma vie privée ne regarde personne, et rien ne peut menacer mon bonheur." Malheureusement, pour des raisons inexplicables...

EXT. - JOUR - NOIR ET BLANC - DEVANT LA MAISON D'HÉLÈNE (1983)

Matin de juin 1983. Par les fenêtres entrouvertes de la maison, on entend les cris désespérés d'Hélène. Des attroupements se forment. La porte de la maison s'ouvre et Philippe sort avec sa valise. Il a la mort dans l'âme. Tout le monde le dévisage avec consternation.

FIN DU FLASH BACK.

INT. - JOUR - CHEZ LES BOUSQUET

De retour en 2008.

KRYSTOPHE

Et on n'a jamais su la raison pour laquelle il est parti?

Silence. Madame Bousquet regarde Krystophe et finit par laisser tomber d'un ton à peine audible, mais catégorique:

MADAME BOUSQUET

C'est évident qu'il y avait une autre femme dans sa vie.

Jason réplique sèchement:

JASON BOUSQUET

Tu peux pas dire ça. On n'a pas de preuve.

Madame Bousquet répète d'un ton qui ne laisse aucune place au doute, toujours aussi calmement:

MADAME BOUSQUET

Il y avait une autre femme dans sa vie.

KRYSTOPHE

Dites-vous ça simplement à cause des rumeurs ?

MADAME BOUSQUET

Des rumeurs, dans un village, c'est aussi incontournable que les éoliennes et les boîtes aux lettres. On vit avec. Les gens se voient dans les commerces, sur le perron de l'église, et ils échangent leurs impressions. On peut dire que ce sont des écornifleurs, des ignorants, des désoeuvrés, des tout ce qu'on voudra, mais y'a personne dans ce village qui avait un fond de méchanceté. On bavassait par curiosité, dans l'espoir d'apprendre des choses, pas dans le but d'en inventer.

KRYSTOPHE

Alors pourquoi dites-vous avec tant de certitude qu'il y avait une autre femme dans la vie de mon père ?

MADAME BOUSQUET

Parce que je l'avais appris de source sûre.

Étonnement de Kristophe qui demande, troublé:

KRYSTOPHE

Par qui ?

MADAME BOUSQUET

Mais par la principale intéressée elle-même. Ta mère en personne.

 

On voit la scène:

INT. - JOUR - NOIR ET BLANC - DANS LA BOUTIQUE (1983)

Printemps 1983. Dans l'arrière-boutique, Hélène pleure dans les bras de sa patronne, Madame Dutil. Par la porte entrouverte, Madame Bousquet écoute et regarde.

MADAME DUTIL

Pauvre petite fille ! J'ai peine à le croire.

HÉLÈNE

Il la connaît depuis longtemps ! Peut-être même depuis qu'on est mariés.

Hélène pleure à chaudes larmes.

VOIX OFF DE MADAME BOUSQUET

Elle pleurait si fort que ni elle ni la patronne ne m'avaient entendue rentrer dans la boutique.

VOIX OFF DE KRYSTOPHE

Et vous aviez tout entendu ?

VOIX OFF DE MADAME BOUSQUET

Elles se croyaient seules. J'ai donc tout appris, à un tel point qu'à un certain moment, j'en savais tellement sur leur secret que je me suis sentie honteuse d'être là, et alors je suis sortie de la boutique sur la pointe des pieds.

VOIX OFF DE KRYSTOPHE

Et qu'est-ce que vous aviez appris ?

VOIX OFF DE MADAME BOUSQUET

La veille au soir, ton père et ta mère avaient été vus dans le village. Ils affichaient un sourire radieux, un vrai sourire d'amoureux. Rien n'aurait pu laisser prévoir un pareil coup de tonnerre dans un ciel bleu.

INT. - NUIT - NOIR ET BLANC - MAISON D'HÉLÈNE - CHAMBRE (1983)

1983. Hélène et Philippe sont au lit, tout de suite après avoir fait l'amour.

HÉLÈNE

J'ai un aveu à te faire.

PHILIPPE

Un aveu ?

HÉLÈNE

J'ai tellement peur que tu m'en veuilles !

Regard anxieux de Philippe. Hélène parle péniblement.

HÉLÈNE

On s'était promis d'attendre, mais j'ai manqué de vigilance, j'avoue que c'est de ma faute. J'ai eu les résultats cette semaine.

Philippe comprend, et son attitude témoigne d'une grave contrariété:

PHILIPPE

Combien de mois ?

HÉLÈNE

Depuis le mois de mars. Il est prévu pour les fêtes.

Silence lourd. Hélène dit, les larmes aux yeux:

HÉLÈNE

Il n'est pas trop tard pour intervenir, mais...

Philippe tranche avec autorité:

PHILIPPE

Non. Hors de question. C'est notre enfant. On a toujours dit qu'on en voulait. On va quand même pas changer d'idée à présent.

HÉLÈNE

Tu m'en veux ?

PHILIPPE

Pourquoi je t'en voudrais ?

Ils s'embrassent.

INT. - NUIT - NOIR ET BLANC - MAISON D'HÉLÈNE - CHAMBRE (1983)

Quelques heures plus tard. Hélène dort blottie contre Philippe. Ce dernier a les yeux grands ouverts. On lit aisément dans son regard l'inquiétude qui voisine la panique dans le silence et l'obscurité de la nuit.

INT. - JOUR - NOIR ET BLANC - MAISON D'HÉLÈNE - CHAMBRE (1983)

Lever du jour. Philippe, qui n'a visiblement pas dormi de la nuit, se lève comme un automate et s'habille silencieusement. Hélène se réveille et regarde amoureusement son mari. Elle bafouille, en cherchant des yeux le réveille matin:

HÉLÈNE

Déjà levé ? ... Quelle heure ?

Mais Philippe ne répond pas.

HÉLÈNE

Philippe ?

Philippe achève de s'habiller, boucle sa valise, et s'assoit sur le rebord du lit. Les yeux fixés contre le mur, il dit d'un ton extrêmement froid:

PHILIPPE

Je vais partir, Hélène.

Hélène paraît stupéfaite du ton avec lequel il dit cela. Toujours aussi gravement, Philippe enchaîne.

PHILIPPE

Je t'ai menti. Je croyais pouvoir m'en sortir miraculeusement, mais le mal est fait. Je suis amoureux d'une autre femme.

Au fur et à mesure qu'il parle, les réactions d'Hélène s'accentuent dans une série de variations qui vont de l'incrédulité jusqu'à l'horreur.

PHILIPPE

Je sais ce que ça implique pour toi, pour nous, pour l'enfant. Mais le mal est fait. Je n'en ai plus le choix.

PHILIPPE

Je suis le seul responsable de ton malheur, et je n'ai même pas l'espoir que tu puisses me pardonner un jour. Je pars, Hélène. Pardon pour tout ce que j'ai fait.

On revoit la fameuse scène où Philippe sort de la maison au vu et au su des curieux rassemblés dehors, comme on entend les cris désespérés d'Hélène.

FIN DU FLASH BACK.

De retour en 2008:

INT. - JOUR - CHEZ LES BOUSQUET

Krystophe, Jason Bousquet et sa femme sont toujours assis  comme au commencement du récit.

JASON BOUSQUET

Moi, je continue de penser qu'on n'avait aucune preuve.

MADAME BOUSQUET

Parle pour toi.

JASON BOUSQUET

Y'a trop de petits détails dans ton récit que tu sembles avoir rajouté depuis vingt-cinq ans que tu nous le racontes. Tu n'étais quand même pas dans la chambre à coucher pour le savoir.

MADAME BOUSQUET

Je n'ai jamais rien inventé. Tout ce que je viens de raconter, je l'ai entendu de la bouche même d'Hélène Cordou au lendemain du départ de Philippe.

JASON BOUSQUET

Tout ce que tu viens de raconter, c'est l'histoire telle que toi, tu l'avais comprise.

Il ajoute en direction de Krystophe.

JASON BOUSQUET

Ma femme a toujours eu beaucoup d'imagination. Ç'a n'a jamais été un problème pour elle, de remplir des cases vides.

KRYSTOPHE

Mais cette en femme en question, qui était-elle?

MADAME BOUSQUET

Personne ne l'a jamais su. Comme quoi si j'étais aussi habile à remplir des cases vides, je pourrais fournir son nom. Tout ce que je viens de dire, je l'ai entendu de la bouche même de ta mère. Mais elle n'avait pas nommé l'identité de la femme en question. Sinon, je m'en serais souvenu.

EXT. - JOUR - DEVANT LA MAISON DES BOUSQUET

Kristophe sort de la maison, accompagné du couple Bousquet. Remerciements, poignées de main, etc. Une fois que Krystophe est assez éloigné de la maison, Madame Bousquet, sans quitter Krystophe des yeux, émet la réflexion suivante :

MADAME BOUSQUET

T'aurais voulu me faire passer pour une menteuse que tu n'aurais pas agi autrement. Tu le sais, pourtant, que je lui ai dit la vérité.

JASON BOUSQUET

Je sais bien. N'empêche que... on n'avait pas d'affaire à lui raconter tout ça.

MADAME BOUSQUET

Il s'agit de ses parents, après tout. Et c'est lui qui cherche à savoir.

JASON BOUSQUET

Oui, mais à présent, il va continuer son enquête, et ça risque de lui coûter cher.

INT. - JOUR - DANS LA BOUTIQUE

Hélène est au téléphone avec un créancier. Elle fulmine:

HÉLÈNE

Je sais, monsieur Saint-Onge, je suis au courant de tout. Non, croyez-moi, mon entreprise ne va pas avoir recours à aucune protection, j'ai rendez-vous demain avec la banque et je réponds personnellement des dettes qui ont été encourues. Encore une fois, désolée.

Elle raccroche. Krystophe, à côté d'elle, raye d'un trait le nom de Saint-Onge dans un calepin.

KRYSTOPHE

Saint-Onge, réglé. À présent, les Tissus Vadeboncoeur incorporés.

Hélène consulte le calepin, et compose un numéro.

HÉLÈNE

Monsieur Vadeboncoeur ? ... Hélène Cordou.

Pendant qu'Hélène répète le même boniment à tous ses créanciers au bout de la ligne, on voit Antoine et André le nez dans des livres comptables qui regardent par terre l'air d'avoir été démasqués. Alex les dévisage avec un regard désapprobateur, comme un premier de classe qui nargue ses amis:

ALEX

Vous autres et vos petites manigances. Je vous l'avait dit que ça finirait mal.

 

INT. - JOUR - ASSEMBLÉE NATIONALE

Coup de théâtre: des allégations quant au gaspillage des fonds publics dans l'affaire Calypso provoquent la colère des députés.

DEPUTÉ DE L'OPPOSITION

À présent que l'affaire est sortie au grand jour, est-ce que la ministre va enfin pouvoir nous donner des noms ?

ATHINA YANACOPOULOS

Je n'ai aucunement le droit de révéler des informations aussi confidentielles, monsieur le président!

DEPUTÉ DE L'OPPOSITION

La ministre de la Défense peut-elle au moins confirmer des liens intimes qu'elle entretenait avec l'émissaire envoyé il y a vingt-cinq ans au large de l'Atlantique ?

LE PREMIER MINISTRE

Objection, monsieur le président. La vie privée des députés ne regarde pas les travaux de cette chambre.

Rires moqueurs et huées dans l'Opposition.

INT. - NUIT - MAISON D'HÉLÈNE

La "famille" est au salon en fin de soirée. Les trois hommes se lèvent tour à tour pour monter se coucher. Le bulletin de nouvelles est entendu à la télé.

VOIX DE L'ANIMATEUR TÉLÉ

Des gens extrêmement influents dans les différentes sphères satellites du gouvernement seraient impliqués dans ce scandale sans précédent. Déjà les noms de principaux dirigeants d'une des plus importantes sociétés d'État devraient nous êtres confirmés dans les prochaines heures. Rappelons que les opérations de cette organisation scientifique font en ce moment l'objet d'une enquête approfondie, et qu'il s'agirait en réalité d'un secte qui oeuvre de façon plus ou moins légale dans le secteur scientifique.

Hélène écoute très attentivement le reportage. Malgré elle, elle laisse tomber en voyant à l'écran l'image de la ministre Athina Yanacopoulos:

HÉLÈNE

"Les méchants seront punis..."

Krystophe regarde sa mère mi amusé, mi intrigué. Il dit, soucieux:

KRYSTOPHE

C'est rare que je t'entends réciter des paroles bibliques !

Hélène détache son regard de l'appareil télé pour contempler le visage de Krystophe. Elle lui sourit tendrement, et une larme s'écoule doucement sur sa joue. Krystophe semble surpris de ce très rare témoignage d'affection de sa mère. Il demande avec pudeur:

KRYSTOPHE

Des mauvaises nouvelles ? T'as parlé au gérant de banque ?

Mais Hélène s'absorbe plus profondément dans sa contemplation de son fils. Elle finit par dire avec une émotion extrême:

HÉLÈNE

Tu lui ressembles tellement ! C'est hallucinant à quel point tu lui ressembles !

INT. - JOUR - CABINET DU PREMIER MINISTRE

Athina Yanacopoulos donne une lettre au premier ministre. Ce dernier est catastrophé.

ATHINA YANACOPOULOS

Je n'en ai vraiment pas le choix, Adrien. Je suis sincèrement désolée.

LE PREMIER MINISTRE

Tu m'avais promis de ne pas me laisser tomber.

ATHINA YANACOPOULOS

Tu préfères avoir à prendre toi-même la décision? Tu sais bien que l'Opposition va réclamer ma démission de toute façon.

LE PREMIER MINISTRE

Tu as raison. Je m'en veux tellement de ne pas t'avoir écoutée.

ATHINA YANACOPOULOS

Voilà des années que je plaide pour le rapatriement de notre homme. Dieu fasse qu'il ne soit pas trop tard, ni pour lui, ni pour toi. C'est moi qui avais insisté pour que cet émissaire soit dépêché au large de l'Atlantique. C'est pourquoi je me sens aujourd'hui responsable du malheur de cet homme, et du malheur de sa famille.

LE PREMIER MINISTRE

Et ces allégations comme quoi il y avait une liaison amoureuse entre vous deux ?

ATHINA YANACOPOULOS

Alors, si j'étais si amoureuse de lui, dis-moi pourquoi je me serais tant battue pour qu'il soit exilé?

LE PREMIER MINISTRE

Est-ce que je sais? Peut-être parce qu'il te menaçait de retourner auprès de sa femme?

ATHINA YANACOPOULOS

Que des rumeurs sans fondement. Si l'Opposition veut exercer du chantage, ils vont devoir récolter des preuves.

INT. - NUIT - DANS L'ARRIÈRE-BOUTIQUE

Alex, Antoine et André sont en réunion avec Hélène. Ils examinent des documents.

HÉLÈNE

Krystophe et moi avons établi le montant de notre déficit. Nos premières dettes remontent à l'exercice financier d'il y a deux ans. C'est exact, André?

ANDRÉ

Oui, mais c'était relativement négligeable.

HÉLÈNE

Tant que tu voudras. Il aurait fallu que tu me tiennes au courant. Ne serait-ce que parce que vous avez toujours joui de ma confiance aveugle.

ANTOINE

On voulait pas mal faire, Hélène.

HÉLÈNE

Je le sais, vos intentions étaient bonnes. Je n'ai jamais discuté de vos intentions. N'empêche que vous m'avez trahi. De façon maladroite, j'en conviens, je sais que ce n'était pas voulu. Mais deux ans plus tard, au lieu d'avouer les irrégularités comptables dont vous êtes responsables, vous avez joué avec ma confiance.

ALEX

Puis vous avez joué avec le feu.

HÉLÈNE

Bon, ça va, Alex. Toi aussi, je te ferai remarquer, tu as abusé à ta manière.

ALEX

Comment ça ? J'ai toujours été honnête.

HÉLÈNE

Mais t'as rien dit. Ça n'aurait pas rendu un mauvais service que tu m'ouvres les yeux sur un paquet d'affaires dont tu étais au courant. Tu es complice par défaut.

Antoine dit à Hélène:

ANTOINE

Mets-toi à sa place.

HÉLÈNE

Oui, je me mets à sa place. Je me mets à la place de tout le monde ici. Ça fait vingt-cinq ans que je suis à l'écoute de vos besoins, puis que je vous excuse, puis que je maintiens l'équilibre. Est-ce qu'il y en a au moins un de vous trois qui s'est déjà mis à ma place, à moi ?

Les trois hommes gardent le silence, l'air honteux. André finit par dire:

ANDRÉ

Si un de nous trois avait eu préséance sur les deux autres, la situation aurait été différente, Hélène.

HÉLÈNE

Dans quel sens ?

ALEX

Dans le sens où il y a toujours eu trop de chefs dans cette entreprise.

ANTOINE

On a toujours été obligés de se concerter André et moi.

ANDRÉ

Et de compter sur la complicité d'Alex, en cas que ce soit lui que tu choisisses.

ALEX

Tu nous avais promis de faire un choix, il y a vingt-cinq ans.

ANTOINE

À la naissance de Krystophe, tu devais nous donner ta réponse.

ANDRÉ

Tu nous as demandé d'attendre qu'il ait un an.

ALEX

Puis d'attendre à sa première communion.

ANTOINE

Et depuis ce temps-là qu'on attend.

ANDRÉ

Tu vas quand même pas nous reprocher d'avoir été impatients?

Hélène ne paraît pas de tout intimidée par ce reproche. Elle dit au contraire, avec une évidente mauvaise foi:

HÉLÈNE

Des vrais enfants gâtés ! Vous voulez toujours tout avoir pour hier !

INT. - JOUR - MAISON DES LEGRAND

Le lendemain. Krystophe rend visite à Ariane.

ARIANE

Je t'avais prévenu. Les Bousquet adorent raconter des histoires. Avec, en plus, cette propension à toujours laisser croire aux autres qu'ils sont dans le secret des dieux.

KRYSTOPHE

Mon père a pas pu faire ça. Il n'aurait jamais pu abandonner ma mère, en apprenant que j'étais dans son ventre. Mon père, je le sais, je le sens dans ma peau, mon père aurait jamais pu faire une chose pareille.

ARIANE

(émue)

Tu lui ressembles tellement.

KRYSTOPHE

Je le sais. On finit pus de me le dire.

ARIANE

Je veux dire: tu ressembles tellement à ta mère. On dirait toujours que vous "savez" les choses, au lieu de les pressentir ou de les deviner. Ça fait vingt-cinq ans que ta mère "sait" que ton père va revenir.

KRYSTOPHE

Je pense pas qu'elle le sache. Sinon, la vieille aveugle ne se serait jamais donné la peine de me rencontrer. Elle m'a demandé de préparer ma mère au retour de mon père.

ARIANE

Je crois pas à ça. Ta mère a pas besoin d'être préparée. Ça fait vingt-cinq ans qu'elle est prête.

KRYSTOPHE

Alors pourquoi la vieille aveugle serait-elle venue me rencontrer ?

ARIANE

Peut-être pour te demander de te préparer, toi, au retour de ton père. Pour que tu ne sois pas déçu.

KRYSTOPHE

Déçu ?

ARIANE

T'as toujours parlé de ton père comme d'un héros. D'aussi loin que je puisse me rappeler, tu t'es créé un modèle invincible, et personne n'a jamais voulu te démentir. Mais t'as vieilli, Krystophe, et si jamais ton père devait se présenter à toi, il faudrait que tu te souviennes que la vie, c'est pas une légende, ni un conte de fée. Des héros parfaits, ça n'existe pas.

INT. - JOUR - NOIR ET BLANC - MAISON DES LEGRAND (1983)

Hélène et Ariane en conversation, au printemps 1983.

HÉLÈNE

Philippe a décroché le contrat le plus convoité pour de nouveaux bureaux du gouvernement dans la capitale. Il devait rentrer aujourd'hui, mais il m'a appelée ce matin. Je vais probablement aller le retrouver en ville.

ARIANE

"Probablement... ?"

HÉLÈNE

Ça va dépendre.

ARIANE

Ça va dépendre de quoi ?

HÉLÈNE

Ça va dépendre de moi, Ariane. J'en ai assez de ces rumeurs à l'effet que c'est toujours lui qui mène. Détrompe-toi. Si moi je décide d'aller le retrouver, j'ai pas besoin de sa permission.

ARIANE

Admets quand même qu'on ne te voit pas souvent t'absenter de la boutique pour te rendre en ville.

HÉLÈNE

Si les gens s'occupaient de leurs affaires au lieu de me surveiller, le saurais-tu toi, le nombre de jours que je passe avec ou sans mon mari ?

ARIANE

Il n'est jamais là, Hélène. T'as une façon de parler de lui avec tellement d'assurance que les deux bras m'en tombent. Ça ne colle pas. Philippe a beau être un homme occupé, depuis que vous êtes mariés, il aurait une vingtaine de maîtresses qu'on vous aurait vus ensemble plus souvent.

Hélène réplique avec colère:

HÉLÈNE

Je te trouve méprisante. Est-ce que je pose des jugements, moi, sur ta vie de couple ?

Se radoucit:

HÉLÈNE

Excuse-moi, mais tu me pousses à bout. Je sais bien. Je sais que ça peut paraître étrange, mais je "sais", Ariane, j'ai la conviction que Philippe est un gars honnête.

ARIANE

Je demande pas mieux que de te croire. Si au moins tu me disais que tu es au courant de choses dont tu ne peux pas parler, ce serait déjà plus plausible. En tout cas, plus rassurant.

HÉLÈNE

Quelles choses ? De quoi est-ce que je devrais être au courant? Philippe et moi n'avons aucun secret pour personne. Et j'ai peut-être l'air naïve, mais s'il y avait quelqu'un d'autre dans sa vie, je le saurais. Si ton mari te trompais, tu le saurais, non ?

ARIANE

Pas nécessairement.

HÉLÈNE

Comment ? Une femme "ressent" ces choses-là.

ARIANE

En tout cas, si mon mari habitait à huit heures de route d'ici, et qu'il avait une, deux, trois maîtresses ou pas du tout, j'aurais beaucoup de mal à me faire une idée.

HÉLÈNE

Évidemment, si tu ne lui poses jamais la question...

ARIANE

Mais voyons, Hélène ! Les maris qui trompent leur femme ne leur disent pas la vérité!

HÉLÈNE

C'est parce que tu ne connais pas Philippe. Philippe pourrait toujours me tromper à la limite, mais il serait incapable de me mentir.

ARIANE

Quel homme n'a jamais menti, ne serait-ce qu'une fois, à sa femme ?

HÉLÈNE

(avec une conviction inébranlable)

Impossible.

En voix off, Ariane en 2008 conclut:

VOIX D'ARIANE

C'était du moins ce qu'elle prétendait. Je connais ma soeur. L'orgueil, c'est une affaire de famille. On préfère passer pour une femme naïve que pour une femme trompée.

EXT. - JOUR - NOIR ET BLANC - BUREAU DE DÉTECTIVE (1983)

On voit le panneau indiquant: HECTOR DESBIENS, détective. Hélène entre dans le bureau.

INT. - JOUR - BUREAU DE DÉTECTIVE (1983)

Hector Desbiens  présente des photographies et un rapport à Hélène.

HECTOR DESBIENS

Je suis conscient chère madame que les informations que j'ai récoltées pour vous vont vous procurer un choc. Mais vous avez fait appel à mes services pour connaître la vérité au sujet de votre mari. Alors voici.

Tout au long de son exposé, le détective montre des photos qui confirment ses dires.

HECTOR DESBIENS

Pendant les deux mois qu'a duré notre filature, jamais nous n'avons vu Philippe Cordou sur un chantier de construction ou dans un bureau d'entrepreneur. Il semble vivre à l'hôtel à l'année longue. Il se laisse entretenir par une maîtresse qui aurait vraisemblablement tout pouvoir sur lui. En plus d'avoir une fortune personnelle assez considérable, cette femme d'origine grecque est députée à l'Assemblée Nationale. Il s'agit d'Athina Yanacopoulos. Tout indique d'après ce que nous avons vu et entendu qu'elle est très éprise de lui. Ils sont inséparables. Ils se déplacent le plus souvent en limousine, et s'affichent dans les endroits les plus glamour de la ville. On peut les voir dans les meilleurs restaurants, dans les soirées mondaines, dans les bars exotiques.

Hélène est effarée.

INT. - JOUR - NOIR ET BLANC - MAISON DES LEGRAND (1983)

Hélène dans les bras d'Ariane est la proie d'une violente crise de larmes. Ariane pleure elle aussi, comme une mère impuissante à consoler son enfant.

INT. - NUIT - NOIR ET BLANC - MAISON D'HÉLÈNE - CHAMBRE (1983)

Philippe et Hélène sont couchés. Hélène se laisse caresser, le regard triste. Elle demande, lointaine:

HÉLÈNE

Est-ce que c'est vrai, d'après toi, que certains hommes peuvent aimer deux femmes en même temps ?

PHILIPPE

Peut-être. De même que certaines femmes peuvent aimer plusieurs hommes à la fois. Enfin, je suppose.

HÉLÈNE

J'ai du mal à imaginer qu'une femme mariée puisse tromper son mari si elle l'aime profondément. Pour moi, aimer, ça signifie pour toujours. Je ne comprendrai jamais les hommes qui disent aimer seulement que pour une heure.

PHILIPPE

Moi je pourrais comprendre ça. La première fois que je t'ai vue, c'est ce que j'ai ressenti.

HÉLÈNE

Tu me voulais dans tes bras seulement que pour une heure ?

PHILIPPE

Une heure, oui, et mourir tout de suite après.

HÉLÈNE

Et tu es mort combien de fois depuis?

Philippe paraît troublé par cette question. D'une voix sincère et douloureuse:

PHILIPPE

Hélène... Pourquoi ?

Échange de regards attendris entre les deux. Hélène s'abandonne à Philippe. Scène amoureuse.

INT. - JOUR - NOIR ET BLANC - MAISON D'HÉLÈNE - CHAMBRE (1983)

Plus tard, après l'amour, aux premières lueurs du jour, ils reprennent la conversation sur un ton plus réaliste:

PHILIPPE

J'ai décidé de mettre un terme à cette situation intolérable. J'ai demandé au gouvernement de me libérer de mes contrats. J'ai suffisamment de placements pour pouvoir m'arrêter quelques années, et puis rien ne m'empêche de partir une petite entreprise ici dans la région. Je vais pouvoir désormais me consacrer à toi. Je veux qu'ensemble, on fonde une famille.

D'abord incrédule, Hélène s'abandonne à nouveau à Philippe. On entend la voix hors champ d'Ariane qui raconte à Krystophe:

VOIX D'ARIANE

Évidemment, elle l'a cru. Quelle femme n'aurait pas cru l'homme de sa vie lui promettant de réaliser son rêve d'amour, de tendresse, de stabilité et d'avenir ?

Entremêlant ses baisers et ses étreintes passionnées, Hélène avoue à Philippe:

HÉLÈNE

J'osais pas t'en parler, j'avais peur que tu sois contrarié, mais j'ai passé un test et j'ai reçu les résultats hier.

Elle lui fait un grand oui de la tête. Philippe est transporté de joie:

PHILIPPE

Pour vrai ?

HÉLÈNE

Oui, Philippe, on va avoir un petit pour les fêtes !

Nouvelles effusions d'amour entre les deux.

INT. - JOUR - MAISON DES LEGRAND

Ariane dit à Krystophe, les larmes aux yeux:

ARIANE

Des héros parfaits, non, ça n'existe pas. Mais cette nuit-là, je pense que ta mère s'est montrée plus héroïque que les plus grandes amoureuses de l'histoire.

Krystophe aussi est bouleversé par le récit d'Ariane.

KRYSTOPHE

Plus naïve, tu veux dire...

ARIANE

Ça revient au même. Quand on aime avec autant de passion, le rêve, la réalité, la confiance, la naïveté, il n'y a plus rien de ça qui compte. Le bonheur a beau être une bulle fragile, quand on est dans la bulle, rien ne peut nous atteindre. Mais ça ne dure qu'un court laps de temps. La réalité s'est vite chargée de les rattraper au lever du jour.

INT. - JOUR - NOIR ET BLANC - MAISON D'HÉLÈNE - CHAMBRE (1983)

Philippe s'est rendormi après la nuit d'amour, mais pas Hélène. Elle se lève et voit, laissé sur la commode, le rapport du détective.

Philippe se réveille, heureux, et s'étire langoureusement. Son regard va vers celui d'Hélène, et s'assombrit.

Hélène lui dit avec un calme étrange:

HÉLÈNE

Elle s'appelle Athina Yanacopoulos. C'est elle, la femme de ta vie.

Stupéfaction dans le regard de Philippe. Il ouvre la bouche mais Hélène poursuit,en lui montrant les photos et le rapport du détective:

HÉLÈNE

Essaie pas de le nier, j'ai toutes les preuves. Va-t-en, Philippe. Sors de ma vie. Ne remets plus jamais les pieds ici. C'est fini pour toujours entre toi et moi. Le lien de confiance qui nous unissait est brisé à tout jamais.

Crescendo dans la voix d'Hélène qui donne libre cours à toute sa colère. Elle pleure à présent, et crie:

HÉLÈNE

Tu as assassiné notre rêve ! Tu as saccagé ce que nous avions de plus précieux. Tu m'as tuée, Philippe, sors d'ici !

EXT. - JOUR - MAISON D'HÉLÈNE (1983)

Par les fenêtres entrouvertes de la maison, on entend les cris désespérés d'Hélène. Des attroupements se forment. La porte de la maison s'ouvre et Philippe sort avec sa valise. Échanges de regards consternés entre les gens du village.

FIN DU FLASH BACK.

RETOUR 25 ANS PLUS TARD:

INT. - JOUR - MAISON DES LEGRAND

Krystophe est encore plus bouleversé par cette nouvelle version des faits.

KRYSTOPHE

Pourquoi tu me l'avais jamais dit ? Pourquoi m'as-tu laissé croire à un

KRYSTOPHE

rêve impossible ? Et pourquoi personne dans le village ne m'a jamais dit la vérité au sujet de mon père ?

ARIANE

Penses-tu que c'est une vérité qu'on dit facilement à un enfant ? Surtout quand on sait que ta mère elle-même a toujours enduré les rumeurs sans jamais les rectifier.

KRYSTOPHE

Pourquoi ?

ARIANE

Il y avait deux versions diamétralement opposées des faits. La première, que je suis seule à connaître, et que je viens de te révéler: Hélène a chassé Philippe. La seconde, qui était la version des curieux et des commères du village: Philippe avait abandonné Hélène. C'est cette version qu'elle a préféré.

KRYSTOPHE

Pourquoi ?

Ariane hausse les épaules, le regard qui en dit plus long que ses paroles. Elle résiste et finit par murmurer:

ARIANE

Mystère.

Krystophe dit d'un ton pressant:

KRYSTOPHE

Je te crois pas. Toi aussi tu mens. Pourquoi ma mère aurait-elle choisi de passer pour un femme abandonnée, elle qui est si fière ? J'ai le droit de savoir la vérité.

ARIANE

Va l'interroger.

KRYSTOPHE

Toi, tu le sais, Ariane.

ARIANE

C'est à elle de dire ce qu'elle sait. Je regrette déjà ce que je viens de te dire. Je suis allée trop loin. C'est son passé à elle, ça ne lui appartient qu'à elle.

Krystophe se lève, et se dirige vers la porte. Il a l'air complètement démoli. Mais au moment de sortir, il se tourne vers sa tante et lui dit d'un ton résolument calme:

KRYSTOPHE

Je te remercie. Tout ce que tu m'as révélé, tu n'étais pas obligée de me le dire. Merci, ma tante. Seulement, je crois pas un seul mot de ta version. Mon père n'est pas l'homme que tu viens de me décrire. Je le sais, moi, que Philippe Cordou n'a jamais trahi sa femme.

ARIANE

Mais... Krystophe, les preuves !!! Il y avait des preuves. Ces preuves existent toujours.

KRYSTOPHE

Des preuves ? ... Pfft ! Sûrement pas des preuves ! Dis plutôt: que des rumeurs !

Il sort. Ariane est dépassée par ce qu'elle vient d'entendre. On revoit une courte séquence entre elle et sa soeur, vingt-cinq ans plus tôt:

INT. - JOUR - NOIR ET BLANC - MAISON D'HÉLÈNE (1983)

HÉLÈNE

Oublie tout ce que je t'ai dit l'autre jour. J'ai agi sous l'impulsion de la colère et je le regrette. Mon mari n'est pas l'homme que je t'ai décrit. Il ne m'a jamais trompée, c'est impossible.

ARIANE

Mais voyons, Hélène !!!

Elle lui met le rapport du détective sous les yeux.

HÉLÈNE

Tout est faux dans ce rapport !

ARIANE

Mais les photos, Hélène ?

HÉLÈNE

Des trucages. Les détectives, ce sont des charlatans. Je pourrais le poursuivre pour escroquerie, fabrication de fausses preuves. Mon mari, Ariane, est amoureux de moi.

HÉLÈNE

Il m'aime autant que je l'aime, impossible qu'il m'ait jamais trompée. Un jour, nous saurons la vérité. Je le sais, moi, que Philippe Cordou, un jour, va me revenir.

ARIANE

Mais pourquoi ton détective aurait-il inventé tous ces documents ?

HÉLÈNE

Parce qu'il a fait comme tout le monde. Parce qu'il a fait comme toi, Ariane: il a écouté des rumeurs.

ARIANE

Mais les photos !!!

INT. - JOUR - BUREAU DE DÉTECTIVE

Krystophe se présente chez Omer Desbiens, fils d'Hector. (Comme nous sommes vingt-cinq ans plus tard, le bureau a pris de l'expansion, il y a maintenant un personnel plus imposant et une technologie qui faisait défaut à l'époque d'Hector, mais le même comédien peut incarner le père (en noir et blanc) et le fils en 2008.)

OMER DESBIENS

Oui mon père est décédé accidentellement lorsque j'avais douze ans. Ça a beaucoup perturbé mes études, mais l'idée de prendre la relève et de poursuivre la même carrière que lui m'a donné une nouvelle raison de vivre.

KRYSTOPHE

Je peux comprendre ça.

OMER DESBIENS

En effet.

Regard de sympathie entre les deux hommes.

OMER DESBIENS

Aussi, j'ai tenu à m'occuper personnellement de la requête que vous m'avez adressée à nos bureaux concernant votre père à vous.

KRYSTOPHE

Je vous remercie. Donc, vous avez découvert de nouveaux éléments ?

OMER DESBIENS

Mais rien, malheureusement, qui puisse démentir le rapport établi par mon père il y a vingt-cinq ans. Tout le dossier a été réouvert et réexaminé avec le plus grand soin.

KRYSTOPHE

Vous.. vous en êtes absolument certain?

OMER DESBIENS

Aucun doute possible.

KRYSTOPHE

Ma mère aurait dit à sa soeur, à l'époque, que votre père se serait inspiré de commérages, à cause de toutes les rumeurs qui circulaient, et qu'il aurait...

OMER DESBIENS

Fabriqué des preuves ?

Il émet un rire amusé.

OMER DESBIENS

Votre mère a eu la réaction normale que n'importe quelle autre femme aurait eu à sa place. Mais croyez-moi, mon père était un homme sérieux, et si jamais il s'était avisé de fabriquer des preuves, on l'aurait su. Ce n'est pas le genre de métier où on survit aux fautes professionnelles. N'oubliez pas que la filature de Philippe Cordou avait impliqué une infiltration plutôt délicate dans les filières du gouvernement. La moindre approximation aurait pu être fatale à la réputation de mon père.

KRYSTOPHE

Je ne dis pas le contraire, sauf que... vous admettrez comme moi que toutes les conclusions reposent sur des apparences, et non sur des faits.

OMER DESBIENS

Je suis pas sûr de comprendre ce que vous voulez dire...

KRYSTOPHE

Où sont les photos qui prouvent hors de tout doute qu'ils sont amant et

KRYSTOPHE

maîtresse ? On ne les voit pas en train de baiser nulle part.

Silence. Omer Desbiens semble trouver que Krystophe est bien naïf de poser cette question. Il lui adresse un petit sourire condescendant, l'air de dire: "Vous voyez bien que c'est l'évidence." Mais il se contente de dire poliment:

OMER DESBIENS

Là-dessus, vous avez peut-être raison. J'admets qu'aucun document ne montre le couple dans l'intimité d'une chambre à coucher.

Changeant de sujet:

OMER DESBIENS

Désirez-vous toujours que nous allions plus avant dans nos recherches afin de le retracer ?

KRYSTOPHE

Oui, absolument.

EXT. - JOUR - AU BORD DE LA MER

Assis dans le sable et les galets, sur une plage à proximité du village, Krystophe et sa mère fixent l'horizon.

HÉLÈNE

T'aurais pu me le demander à moi.

KRYSTOPHE

Maman ! C'est tout juste si je ne te l'ai pas demandé quand j'ai appris à parler.

HÉLÈNE

C'est vrai qu'après avoir dit "maman", t'as vite appris à dire "papa".

KRYSTOPHE

J'ai compris aussi vite que tu répugnais à en parler.

HÉLÈNE

J'en étais incapable.

KRYSTOPHE

Je sais. Mais moi, j'ai eu besoin de savoir. Tu en veux beaucoup à tante Ariane ?

HÉLÈNE

Non. Ni à elle, ni aux Bousquet.

HÉLÈNE

Je n'en veux à personne. Les rumeurs m'ont toujours énervé, mais pas les gens qui les faisaient circuler. Y'a un fond de bonté en chaque être humain.

KRYSTOPHE

Donc, ce que j'ai appris, c'est la vérité ?

HÉLÈNE

Non.

KRYSTOPHE

Alors, ils m'ont menti ?

HÉLÈNE

Non plus. On t'a rapporté fidèlement ce que moi je leur avais dit. Ce matin-là où j'avais mis ton père à la porte, j'avais obéi à un moment de colère. Il n'y a pas de sentiment plus épouvantable pour une femme amoureuse que de se sentir trahie. Je n'avais qu'une seule envie: le tuer. Je crois bien que je l'aurais fait. Il a dû s'en rendre compte lui aussi, il a dû avoir peur. Je lui ai crié de partir. Il est parti. Si c'était à refaire aujourd'hui, je ferais exactement pareil. Y'a un détail, cependant...

 

INT. - JOUR - MAISON D'HÉLÈNE - CHAMBRE (1983)

Reprise de la séquence au petit matin alors que Philippe dort encore et qu'Hélène se lève. Elle voit, laissé sur la commode, le rapport du détective.

Philippe se réveille, heureux, et s'étire langoureusement. Son regard va vers celui d'Hélène, et s'assombrit.

Hélène lui dit avec un calme étrange:

HÉLÈNE

Elle s'appelle Athina Yanacopoulos. C'est elle, la femme de ta vie.

Stupéfaction dans le regard de Philippe. Il ouvre la bouche mais Hélène poursuit,en lui montrant les photos et le rapport du détective:

HÉLÈNE

Essaie pas de le nier, j'ai toutes les preuves. Va-t-en, Philippe. Sors de ma vie.

PHILIPPE

Laisse-moi t'expliquer.

Hélène s'écrie avec indignation:

HÉLÈNE

M'expliquer quoi ???

PHILIPPE

J'admets que ce sont des preuves accablantes, mais il y a un terrible malentendu !

On entend la voix off d'Hélène en 2008 qui commente:

VOIX D'HÉLÈNE

N'importe quel homme à sa place aurait dit la même chose. J'avais l'impression tout à coup d'avoir affaire à un vulgaire prototype de mari qui trompe sa femme et qui se défend selon un texte appris par coeur.

PHILIPPE

Je penserais comme toi si j'étais à ta place, mais tu dois m'écouter, Hélène.

HÉLÈNE

Disparais! C'est fini pour toujours entre toi et moi.

PHILIPPE

J'admets que je connais cette femme!

HÉLÈNE

Et tu l'avoues ! Vous baisez depuis combien de temps ? Tous les serments que tu m'as faits, tu les lui as faits à elle aussi ?

PHILIPPE

Écoute-moi, Hélène ! Je ne suis pas amoureux d'Athina. C'est elle qui s'est complètement amourachée de moi, au point où c'est devenu un cauchemar!

HÉLÈNE

N'importe quoi !

PHILIPPE

On t'a menti ! Ces photos-là sont truquées.

HÉLÈNE

Ah bon ? Parce que c'est pas toi qu'on voit ? C'est pas elle ?

PHILIPPE

Je ne sais pas comment on a pu prendre de pareilles photos, mais je te jure qu'il n'y a rien entre Athina Yanacopoulos et moi ! Tout ça, toutes ces prétendues preuves, c'est de l'acharnement contre moi, c'est quelqu'un qui veut ma perte !

Crescendo dans la voix d'Hélène qui donne libre cours à toute sa colère. Elle pleure à présent, et crie:

HÉLÈNE

Tu as assassiné notre rêve ! Tu as saccagé ce que nous avions de plus précieux. Tu m'as tuée, Philippe, sors d'ici !

FIN DU FLASH BACK.

EXT. - JOUR - AU BORD DE LA MER

Suite de la séquence entre Krystophe et sa mère.

HÉLÈNE

Il avait beau protester avec l'énergie du désespoir, moi je n'y voyais qu'une preuve supplémentaire de son infidélité. Le plus étrange, c'est que je n'ai jamais regretté l'avoir mis à la porte. Je crois qu'une minute après son départ, je m'étais déjà pardonné ma colère. J'avais agi normalement.

KRYSTOPHE

Et une minute après son départ, tu étais déjà persuadée qu'il était innocent.

HÉLÈNE

Non seulement qu'il était innocent, mais qu'il allait revenir.

Un long silence complice entre les deux. On voit l'immensité de la mer. Krystophe demande:

KRYSTOPHE

Quand ?

Nouveau silence. Hélène répond:

HÉLÈNE

Bientôt.

Tout s'éclaire pour Krystophe:

KRYSTOPHE

À cause de sa démission ?

HÉLÈNE

Peut-être. Mais j'ai pas besoin d'un coup d'État ou d'une révolution pour savoir que Philippe sera bientôt parmi nous.

KRYSTOPHE

Mais s'il a subi des manipulations génétiques et des transformations physiques depuis toutes ces années, est-ce que tu vas le reconnaître ?

HÉLÈNE

Oui. Et toi, qui ne l'as jamais vu que sur des photos, penses-tu que tu vas le reconnaître ?

KRYSTOPHE

(confiant)

Oui.

INT. - JOUR - DANS LA BOUTIQUE

Quelques jours plus tard. Alex, Antoine et André sont réunis dans la boutique dont on voit la pancarte dans la porte d'entrée qui indique: FERMÉ.

L'atmosphère est tendue. Les trois hommes sont assis, et regardent silencieusement Hélène qui les dévisage tour à tour.

Krystophe observe en retrait.

HÉLÈNE

La restructuration du commerce n'a pas donné les résultats escomptés. Je vous annonce que je vais devoir me placer sous la protection de la loi pour affronter nos créanciers.  J'assume l'entière responsabilité de cette situation.  Je vais tout faire en mon pouvoir pour sauver notre entreprise.

Les trois hommes sont visiblement honteux. Il fuient le regard d'Hélène qui pourtant n'exprime ni reproche ni amertume. Elle poursuit, toujours avec détachement:

HÉLÈNE

Il y a plusieurs années, je vous ai promis de faire un choix. Je reconnais que vous avez été on ne peut plus patients. J'admets aussi qu'en vous maintenant tous les trois dans une telle situation d'incertitude, j'ai contribué à la faillite non seulement de ce commerce, mais de vos existences.

ALEX

Es-tu en train de nous dire que tu renonces à ta promesse ?

ANTOINE

Que depuis vingt-cinq ans, on espère inutilement ?

ANDRÉ

Qu'aucun de nous trois n'a plus raison d'espérer ?

HÉLÈNE

Je n'ai qu'une parole. J'ai toujours dit qu'un jour je ferais mon choix, et je n'ai pas changé d'idée.

ALEX

Un jour !

ANTOINE

Aujourd'hui ? Demain ? Où dans quarante ans, quand on sera sur notre lit de mort ?

Une femme que nous n'avons jamais vue dans le village se présente contre la porte fermée de la boutique. Hélène et Krystophe se regardent d'un air étonné. Qui cette femme peut-elle bien être ? Les trois hommes l'observent avec étonnement.

ALEX

Vous la connaissez ?

ANTOINE

Bizarre... On dirait bien qu'elle veut nous parler.

André hausse le ton et dit avec impatience:

ANDRÉ

Vous voyez bien que c'est fermé, madame.

Hélène fait taire André.

HÉLÈNE

S'il te plaît, André.

Hélène va vers la porte d'entrée et enlève la pancarte "FERMÉ", avant d'ouvrir.

La femme entre. Elle a quelque chose de féérique, d'un peu irréel. C'est une femme sans âge véritable, attifée avec une coquetterie qui confine au pathétique. Elle porte des bijoux avec une ostentation qui frôle le dérisoire. Une corpulence démesurée qui s'oppose à une délicatesse surprenante. Elle incarne bien l'expression "un éléphant dans une boutique de porcelaine", mais un éléphant qui aurait la grâce d'une ballerine. Elle s'approche des échantillons de tissus qu'elle caresse d'une main de connaisseur, et déclare avec solennité:

LA RICHE EXCENTRIQUE

J'ai fait un long voyage pour me rendre jusqu'à cette boutique, car on m'a dit que vous seule, madame Cordou, pourriez réaliser mon rêve le plus cher.

Les trois hommes se regardent l'air intrigué. Hélène ne semble pas du tout affecté par le côté fantastique de cette présence.

HÉLÈNE

Si vous le dites... Pourrais-je espérer que vous réalisiez le mien en retour ?

LA RICHE EXCENTRIQUE

Si votre rêve est, tout comme le mien, une chose possible, croyez bien que vous serez récompensée au centuple.

HÉLÈNE

Alors je vous écoute.

LA RICHE EXCENTRIQUE

Je jouis d'une fortune dont personne n'a idée. Les banquiers d'Amérique et d'Europe ont du mal à s'entendre sur la valeur exacte de mes possessions. J'ai fait au cours de ma vie le bonheur des uns et des autres. J'ai apporté mon secours financier à toutes les organisations qui luttent contre la pauvreté, la faim et la misère. Mais tant de bienfaits n'ont jamais pu me rendre heureuse.

HÉLÈNE

Et qu'est-ce qui pourrait bien manquer à votre bonheur ?

LA RICHE EXCENTRIQUE

Rien. C'est bien là le drame. Je suis une matérialiste que toutes les expériences spirituelles n'ont pu guérir de mon goût pour le luxe. Lors d'un récent voyage aux Indes, j'ai vu une tapisserie toute en or. Je n'ai pas pu me la procurer car elle appartenait à la déesse Shiva, et c'était la première fois de ma vie que malgré toute ma fortune, je n'ai pu me procurer ce dont j'avais envie.

HÉLÈNE

Dois-je comprendre que vous voulez m'en commander une pareille?

LA RICHE EXCENTRIQUE

Non madame. Pas une pareille. Mais une plus belle et une plus riche encore. Voici un échantillon du tissu.

Elle sort de son sac à main un petit morceau d'étoffe de taffetas sertie de fil d'or qui reflète la lumière par une kyrielle de cristaux.

LA RICHE EXCENTRIQUE

Plus résistant que le diamant, plus miroitant que le cristal. Et pourtant, il ne s'agit pas d'une pièce d'orfèvrerie, mais bien d'un tissu plus souple encore que la soie.

Les trois hommes s'échangent des réflexions à voix basse:

ALEX

As-tu vu la couleur ?

ANTOINE

Même pas beau.

ANDRÉ

J'en voudrais même pas pour me faire un torchon.

Hélène ne bronche pas. Elle demande simplement:

HÉLÈNE

Il vous en faudrait combien de verges?

LA RICHE EXCENTRIQUE

Un millier.

HÉLÈNE

Vous avez une idée du prix ?

LA RICHE EXCENTRIQUE

Vingt-deux mille euros le mètre.

HÉLÈNE

On vient de se placer sous la loi de la protection de la faillite.

La riche excentrique exprime un sourire amusé. Presque de satisfaction. Elle sort de son sac un chéquier. Elle remplit le chèque, et signe.

LA RICHE EXCENTRIQUE

Je vous donne ma confiance.

HÉLÈNE

Mais... vous savez, les commandes par bateau, ça peut être long.

LA RICHE EXCENTRIQUE

L'important n'est pas dans l'urgence de posséder. Mais bien dans l'assurance qu'un jour, on va posséder.

Elle salue poliment et sort. Long silence. Alex parle le premier:

ALEX

Qu'est-ce qu'on disait avant qu'elle arrive ?

ANTOINE

Qu'Hélène allait respecter sa promesse.

ANDRÉ

Mais elle ne nous a pas dit quand.

HÉLÈNE

Je vais d'abord aller à la banque, déposer le chèque, commander le tissu, assembler les mille verges, et ensuite, promis, je ferai mon choix.

INT. - JOUR - BUREAU DE DÉTECTIVE

Omer Desbiens présente à Krystophe les conclusions de ses recherches:

OMER DESBIENS

Voici une liste exhaustive de documents officiels qui attestent de l'identité de votre père, Philippe Cordou.

OMER DESBIENS

Numéro d'assurance sociale, liste de recensement électoral, feuillets de renseignements depuis les cinq dernières années, il a payé ses impôts, n'a aucun casier judiciaire, un honnête citoyen, sans particularité qui le distingue de la moyenne. Un individu normal, bien qu'il reçoive des primes d'invalidités suite à un accident, probablement un accident de travail relié à son ancien métier de travailleur dans la construction.

Visiblement contrarié, Krystophe affirme:

KRYSTOPHE

Ça se peut pas.

OMER DESBIENS

Les documents sont là, à votre disposition.

KRYSTOPHE

Mon père a été dépêché il y a vingt-cinq ans au large de l'Atlantique par une mission ultra-secrète du gouvernement.

OMER DESBIENS

Si vous en êtes à ce point convaincu, pourquoi avoir fait appel à nos services de renseignements ?

KRYSTOPHE

Parce que le gouvernement retient les informations. Tous les ministres et tous les députés mentent à qui mieux mieux, mais vous, c'est votre métier de faire connaître la vérité.

OMER DESBIENS

La vérité objective, monsieur Cordou. Pas la vérité qui fait votre affaire. Je n'ai pas le droit de vous mentir. Pas dans la profession que j'exerce.

Krystophe fixe un des papiers.

KRYSTOPHE

Vous êtes sûr que c'est là qu'il habite ?

OMER DESBIENS

Depuis les cinq dernières années.

OMER DESBIENS

Mais bien sûr, on peut remonter plus loin dans le temps, mais à supposer que ça corresponde vraiment à vos besoins, il y aura évidemment de nouvelles recherches et des frais supplémentaires.

EXT. - NUIT - LUXUEUSE RÉSIDENCE D'ATHINA YANACOPOULOS

Krystophe franchit le grillage de la résidence et sonne. Un serviteur ouvre.

KRYSTOPHE

Excusez-moi de vous déranger. J'aimerais voir monsieur Philippe Cordou, s'il vous plaît.

Regard extrêmement étonné du domestique. Il demande:

LE DOMESTIQUE

Est-ce que vous avez rendez-vous ? Tout le monde est couché à cette heure-ci.

KRYSTOPHE

Oui, j'admets qu'il est tard mais...

LE DOMESTIQUE

Excusez mon étonnement, cher monsieur, mais monsieur Cordou n'habite plus ici.

KRYSTOPHE

Ah ???

LE DOMESTIQUE

Je peux savoir qui vous êtes ?

KRYSTOPHE

Euh... un ami de la famille. Je viens d'arriver en ville, longue histoire, en fait, j'aurais aimé avoir des nouvelles aussi de madame... Athina Yanacopoulos.

LE DOMESTIQUE

Je regrette monsieur, mais je ne peux pas vous laisser entrer.

Un majordome beaucoup plus autoritaire se présente dans le vestibule.

LE MAJORDOME

De quoi s'agit-il ?

LE DOMESTIQUE

Monsieur ici se prétend un ami de la famille et voudrait voir madame Athina.

LE MAJORDOME

Madame Yanacopoulos a quitté le pays pour la Grèce. Pour tout autre renseignement, veuillez vous adresser au ministère de la Défense.

Il referme la porte sans autre explication.

INT. - NUIT - LUXUEUSE RÉSIDENCE D'ATHINA YANACOPOULOS

Une femme en vêtement de nuit paraît au haut de l'escalier. Elle a visiblement été réveillée par la sonnerie. Elle s'appelle Sophie. C'est la fille d'Athina. Elle est le portait conforme de sa mère, mais en plus jeune. On ne la voit pas distinctement de prime abord, en contre plongée dans l'obscurité de la maison, si bien qu'elle pourrait avoir une quarantaine d'années tout en paraissant plus jeune, ou vice versa.

SOPHIE

Qui était-ce, Dimitri ?

LE MAJORDOME

Un inconnu.  Il a demandé à voir votre mère.

LE DOMESTIQUE

Il a d'abord demandé à voir Philippe Cordou.

SOPHIE

Et vous ne lui avez pas demandé son nom ?

LE MAJORDOME

S'il fallait qu'on leur demande chaque fois leurs noms et leurs papiers d'identité ! Ces journalistes nous dérangent à toute heure du jour et de la nuit !

LE DOMESTIQUE

Moi je l'ai reconnu.

Interrogation dans les yeux anxieux de Sophie. Le domestique fait oui de la tête.

LE DOMESTIQUE

C'était bien lui.

EXT. - JOUR - DEVANT LA BOUTIQUE

Un camion est stationné devant la boutique et des hommes livrent des caisses contenant le précieux tissu. Beaucoup de curieux sont amassés devant la porte du commerce. Des clientes se passent des réflexions de toutes sortes.

Parmi les figurants rassemblés, on reconnaît Sophie, la femme vue précédemment chez Athina; elle entre dans la boutique.

INT. - JOUR - DANS LA BOUTIQUE

Sophie se présente à Krystophe.

SOPHIE

Excusez-moi, vous êtes bien monsieur Krystophe Cordou ?

KRYSTOPHE

Oui, c'est moi.

SOPHIE

Il me semblait  vous avoir reconnu en effet.

KRYSTOPHE

Ah... ? Vous venez, vous aussi, en rapport avec l'émission de télévision?

SOPHIE

J'étais curieuse de savoir si... si vous aviez eu des nouvelles de votre père ?

KRYSTOPHE

Pas vraiment, non. Pourquoi ?

SOPHIE

Parce que je suis moi-même à la recherche d'une personne qui m'est chère, et qui semble avoir disparu. Je me demandais si ce genre de démarche pouvait donner des résultats...

KRYSTOPHE

Vous aussi, vous êtes à la recherche de votre père ?

SOPHIE

Plutôt de ma grand-mère. Une femme très âgée, qui est aveugle.

Regard intrigué de Krystophe. Il a l'air de comprendre quelque chose et dit à la jeune fille.

KRYSTOPHE

Attendez-moi une seconde.

Il va prévenir dans l'arrière-boutique qu'il doit s'absenter.

INT. - JOUR - DANS L'ÉGLISE DU VILLAGE

KRYSTOPHE

J'étais exactement ici. Je regardais en direction du crucifix. Puis à un certain moment, je me suis tourné comme ça, pour voir si elle m'écoutait toujours, et elle avait disparu.

Sophie a un sourire attendri. Nullement surprise, elle dit:

SOPHIE

C'est bien elle ! Mais... pour revenir à ton père, tu es toujours aussi persuadé qu'il va revenir ?

KRYSTOPHE

Oui. Je l'attends d'un jour à l'autre.

Krystophe regarde attentivement Sophie:

KRYSTOPHE

C'est vrai que tu lui ressembles. En te voyant tout à l'heure à la boutique, j'ai même cru que c'était elle. Mais, pour rien te cacher, je me suis présenté à votre domicile l'autre soir. Et on m'a répondu qu'elle était retournée en Grèce.

Sophie confirme avec tristesse:

SOPHIE

Tout le monde croit que c'est pour échapper au scandale dans la crise qui secoue le gouvernement, mais les ennuis n'arrivant jamais seuls, maman est rentrée d'urgence au pays pour suivre des traitements contre le cancer.

KRYSTOPHE

Je suis désolé.

SOPHIE

Je dois aller la retrouver, mais je ne voulais pas quitter le pays sans au moins te donner des nouvelles de ton père.

KRYSTOPHE

Mon père... Si je comprends bien, c'est peut-être un peu le tien, aussi?

SOPHIE

Non, pas vraiment. J'ai toujours su que Philippe avait une femme, et possiblement un fils à lui. Ma mère ne m'a jamais menti à son sujet. Je n'ai pas connu mon vrai père, mais jamais une femme aussi intelligente qu'Athina Yanacopoulos aurait fait passer Philippe Cordou pour le père de sa fille. Les mensonges, c'est un mal nécessaire en politique, mais pas entre une mère et sa fille.

KRYSTOPHE

Et l'amour ?

SOPHIE

Malheureusement, l'intelligence a bien peu à voir avec l'amour. Ma mère a géré sa propre vie, elle a perfectionné son éducation, elle a vu à mon instruction de main de maître, elle s'est hissé aux plus hauts degrés du pouvoir, mais ces atouts n'ont pas pu empêcher que sa vie amoureuse ait été un fiasco monumental.

KRYSTOPHE

C'est donc vrai qu'elle a aimé mon père ?

SOPHIE

Aimer ? "Aimer" est un euphémisme. Pas une seconde de sa vie, depuis le premier jour où elle l'a rencontré, qui n'ait été vécu dans la dépendance de cet amour.

En superposition au récit de Sophie on voit des scènes qui ajoutent des détails et complètent ce que nous apprenons.

SOPHIE

Avant de rencontrer ma mère, ton père était un des ouvriers les plus respectés sur les chantiers du gouvernement. Il était l'ami des contracteurs, qui eux-mêmes avaient des liens avec des hauts-dirigeants politiques. Il était perçu aussi comme un don Juan ambitieux, et probablement qu'il devait viser une place au soleil parmi les membres les plus influents du gouvernement. Mais contre toute attente, il s'était marié lors d'un séjour en région où il avait eu la responsabilité de reconstruire un village qui avait été inondé, et l'homme fanfaron que tout le monde connaissait était devenu un jeune amoureux fidèle à sa femme et qui ambitionnait de retourner vivre auprès d'elle pour fonder une famille. C'est sans doute ce qui se serait produit si ma mère ne l'avait pas rencontré lors d'un meeting avec d'autres membres du parti.

On voit des scènes glamour où Athina et Philippe, en compagnie de ministres, trinquent dans des hall d'hôtel, des boîtes de nuit sélect, etc.

SOPHIE

C'était un univers fait de soirées bruyantes, qui s'éternisaient jusqu'aux petites heures, et où tout ce qui est illégal pour le commun des mortels est non seulement permis pour les dirigeants, mais presque obligatoire. Il n'y avait pas que de l'alcool dans ces réunions.

On voit Athina et Philippe lors d'une de ces soirées. Athina se sert une ligne de coke et en offre à Philippe. Elle insiste. Jusqu'à ce qu'il accepte.

SOPHIE

Il n'a pas fallu beaucoup de temps pour que ma mère devienne omniprésente dans la vie de Philippe.

KRYSTOPHE

Et lui, est-ce qu'il l'aimait ?

SOPHIE

Au début, les gens de leur entourage auraient pu croire tout au plus à une aventure entre les deux, ma mère

SOPHIE

en avait eu plusieurs. Mais Philippe n'avait aucun penchant pour ma mère. Il venait de se marier, et je me souviens, même si j'étais très jeune à l'époque, de certaines moments dans leur intimité où Philippe suppliait ma mère de le laisser partir.

INT. - NUIT - NOIR ET BLANC - LUXUEUSE RÉSIDENCE D'ATHINA YANACOPOULOS (1983)

Sur un divan dans le riche salon d'Athina, Philippe résiste tant bien que mal à Athina qui dénoue sensuellement sa cravate et déboutonne sa chemise. Les deux font de la coke tout en discutant.

PHILIPPE

Elle me fait confiance, Athina! Tu sembles pas le comprendre ! Je l'aime, c'est ma femme!

ATHINA YANACOPOULOS

Mais puisqu'il n'y a rien entre nous. Je te demande juste d'être près de moi.

PHILIPPE

Tu m'obliges à lui mentir.

ATHINA YANACOPOULOS

En quoi est-ce lui mentir que de lui dire que tu fréquentes des ministres et des députés. Tout le monde sait que tu travailles pour le gouvernement!

PHILIPPE

Comment peux-tu être à ce point de mauvaise foi ?

ATHINA YANACOPOULOS

Je t'aime, Philippe. Mais je respecte aussi ta femme. Je te demande simplement d'être auprès de moi.

PHILIPPE

Toujours dans l'espoir que je change d'idée un jour ?

ATHINA YANACOPOULOS

Peu importe, pourvu que tu sois là aujourd'hui. Je ne veux pas penser à demain.

INT. - JOUR - DANS L'ÉGLISE DU VILLAGE

Suite du récit de Sophie.

SOPHIE

Force est d'admettre que ma mère était aussi ambitieuse en amour qu'elle l'était en politique. Elle cherchait désespérément une solution à son malheur.

Nouvelles séquences en noir et blanc où l'on voit Philippe et Athina en public, lors de soirées dans les bars. Plus on avance dans le temps, plus on observe que Philippe est un homme éméché. Il se déconstruit d'un party à l'autre, tantôt trop soûl pour marcher correctement, tantôt carrément évachi dans un fauteuil, l'oeil vide, complètement drogué.

SOPHIE

Au cours de cette année-là, les week-end s'allongeait de plus en plus. Ton père réussissait à paraître sobre une ou deux journées par semaine, de quoi sauver les apparences, mais sa dépendance aux drogues était devenue un problème dont ma mère commençait à se sentir de plus en plus responsable.

INT. - NUIT - NOIR ET BLANC - LUXUEUSE RÉSIDENCE D'ATHINA YANACOPOULOS (1983)

Philippe, ivre mort, boit et fume. Athina semble découragée.

ATHINA YANACOPOULOS

Ça ne peut plus continuer comme ça. On me pose trop de questions au gouvernement. Il faut absolument trouver une solution. Cesse de boire comme ça.

PHILIPPE

Demain, j'arrête, c'est promis.

ATHINA YANACOPOULOS

Je t'ai trouvé un endroit où tu vas pouvoir suivre un traitement pour te désintoxiquer. Aussi, à partir de demain, tu vas loger à cet hôtel aux frais du ministère. Le temps de te remettre sur pied.

INT. - JOUR - DANS L'ÉGLISE DU VILLAGE

Suite du récit de Sophie.

SOPHIE

Pendant les mois qui ont suivi, ma mère allait régulièrement retrouver l'homme qu'elle aimait à son hôtel, en mettant autant de soin à son rétablissement qu'elle en avait mis à le rendre dépendant des drogues. Un jour cependant...

On revoit une séquence dans la chambre 2805, vingt-cinq ans plus tôt, où Hélène était allée surprendre son mari, mais avec un détail qu'on n'avait pas vu:

REPRISE DE LA SCENE QU'ON A DÉJÀ VUE EN 1983:

INT. - JOUR - NOIR ET BLANC - CHAMBRE 2805 (1983)

Luxueuse chambre d'hôtel. Hélène est étendue sur le lit et regarde la télévision.

Soudain, bruit de la serrure. La porte s'ouvre. Silhouette d'un homme qui entre. C'est Philippe qu'on voit de dos. Il referme la porte derrière lui.

Le détail qu'on n'a pas vu la première fois est le suivant: par un miroir, il reconnaît sa femme étendue dans le grand lit. Il fige, le regard troublé.

À partir de ce moment, on comprend que la conversation téléphonique s'adresse aux oreilles d'Hélène.

Il compose un numéro. Hélène écoute le monologue: Philippe parle avec Athina mais Hélène ne peut pas le savoir.

PHILIPPE

Oui c'est moi. Je suis à ma chambre d'hôtel. Je t'appelle pour te dire que je vais probablement devoir annuler le meeting de ce soir. Je dois d'abord vérifier avec les ingénieurs si le problème d'infrastructure est stabilisé. Non, je suis fatigué, j'ai passé la semaine sur le chantier.

ATHINA

Dois-je comprendre que ta femme est avec toi ?

PHILIPPE

Oui. Je ne bouge pas d'ici. Appelle-moi s'il y a d'autres urgences.

Philippe raccroche. Il soupire, harassé. Se retourne et voit Hélène qui l'attend étendue sur le grand lit.

Son enchantement est spontané quand il "voit" enfin Hélène.

PHILIPPE

Toi ? Toi ici ? Mais tu es folle ?

HÉLÈNE

Tu... t'aurais peut-être préféré que je te prévienne ?

PHILIPPE

Heu... Pourquoi ? tu le sais que j'ai toujours adoré les surprises ! Mon amour, j'arrive pas à y croire !

Hélène, heureuse, lui tend les bras. Il se jette sur elle et les deux s'embrassent dans une étreinte passionnée.

INT. - NUIT - NOIR ET BLANC - LUXUEUSE RÉSIDENCE D'ATHINA YANACOPOULOS (1983)

Philippe est excessivement angoissé au lendemain de sa nuit avec Hélène.

PHILIPPE

Cette situation est infernale. Ça ne peut plus durer. Si ma femme nous avait surpris toi et moi à l'hôtel ? Tu te rends compte ?

ATHINA

Qui es-tu, Philippe Cordou, pour te laisser manipuler de la sorte ? Pourquoi t'es-tu marié ? Une femme qui surveille son mari ! Tu ne seras donc jamais libre ?

PHILIPPE

Je me demande bien qui, de vous deux, représente la plus grande menace à ma liberté.

ATHINA

Mais qui te retient ici ? Pars, vas-y retrouver ta femme, va fonder une famille! Qui t'en empêche ?

Philippe avale d'un trait son verre d'alcool et veut se servir à nouveau. Athina lui retire la bouteille et la lance au sol.

ATHINA

Je ne crois pas que ta femme va tolérer ce genre d'habitudes chez le père de ses enfants.

PHILIPPE

(désespéré)

Je ne mérite pas les soupçons d'Hélène.

ATHINA

Alors va la retrouver. Mais de quoi vas-tu vivre si tu t'installes définitivement là-bas ? Qui va te donner des contrats ? Et qui va te fournir de quoi oublier que ta carrière est un échec lamentable ?

PHILIPPE

Je saurai bien me débrouiller.

Il empoigne la bouteille d'alcool et boit au goulot. Puis, complètement démoli:

PHILIPPE

Je ne me reconnais plus, Athina. Oh, pardonne-moi. Je n'ai pas le droit d'agir ainsi avec toi.

ATHINA

Allons, allons, tu es fatigué. Demain, ça ira mieux.

INT. - JOUR - DANS L'ÉGLISE DU VILLAGE

Suite du récit de Sophie.

SOPHIE

Il ne faisait plus de doute pour personne que ton père n'était plus l'homme de confiance des grands entrepreneurs. En moins de six mois, il n'avait plus de contrat, plus de domicile, plus d'amis. Qu'une chambre d'hôtel payé par la ministre, de la cocaïne fournie par la ministre, et, mis à part sa femme qu'il ne voyait presque plus, les seules personnes qu'il fréquentait occasionnellement faisaient partie du cercle mondain de la ministre.

KRYSTOPHE

Mais cette femme était un monstre ? Elle avait donc tout pouvoir sur lui?

SOPHIE

Un monstre ? Elle était amoureuse. Quant au pouvoir qu'elle exerçait sur lui comme sur tout son entourage, elle se croyait peut-être invincible. Aussi, elle dut constater d'un très mauvais oeil que ton père avait plus de ressources qu'elle ne le croyait.

SOPHIE

Où avait-il trouvé la force de se libérer de sa dépendance ? Toujours est-il qu'il était allé chercher de l'aide dans des groupes de rétablissements, qu'il entreprit une cure de désintoxication, si bien qu'au printemps, il annonça à ma mère:

INT. - NUIT - NOIR ET BLANC - RESTAURANT (1983)

Philippe et Athina sont attablés dans un chic restaurant. On notera la présence d'un étranger qui les observe et qui prend des photos du couple.

PHILIPPE

C'est décidé. Je pars le mois prochain. Si j'étais cynique, je te dirais merci pour tout ce que tu as fait pour moi. Mais je te quitte sans amertume. J'ai décidé de me reconstruire.

ATHINA

Et de quoi vas-tu vivre ?

PHILIPPE

La moitié du village a été revampé après les inondations. Il y a plein de petits travaux à faire dans les maisons. Je vais me constituer une  équipe de menuisiers, je vais faire de la rénovation chez des particuliers.

ATHINA

Et c'est ta femme, je suppose, qui va t'obtenir ces petits contrats ? C'est grâce à elle que tu vas subsister ?

PHILIPPE

Tu n'as plus d'emprise sur moi, Athina. Tu auras beau me percevoir comme une épave incapable d'initiative, tu vois bien pourtant que je suis en train de m'en sortir.

Athina a une expression de mépris doublé d'un rire sarcastique:

ATHINA

Pour combien de temps !

PHILIPPE

On en reparlera dans vingt ans !

ATHINA

Pauvre toi ! Tu me fais pitié !

PHILIPPE

Tu me méprises parce que je t'ai résisté, Athina. Parce que tu n'as pas pu acheter l'amour de quelqu'un qui est resté fidèle à lui-même.

Le garçon se présente à la table avec l'addition. Athina (on sait que c'est l'habitude) remercie le garçon et vient pour prendre l'addition. Philippe arrache l'addition des mains d'Athina et dit avec fierté:

PHILIPPE

C'est pour moi, l'addition.

INT. - JOUR - DANS L'ÉGLISE DU VILLAGE

KRYSTOPHE

J'ai toujours su que mon père était l'homme d'une seule femme. Malgré les apparences, malgré les rumeurs, malgré les preuves, les photographies du détective, malgré ses propres aveux, ni ma mère, ni moi, n'avons jamais cru à son infidélité. Mais dis-moi, Sophie, comment Athina Yanacopoulos a pu être monstrueuse au point d'obtenir du gouvernement qu'il soit exilé pendant de si nombreuses années au large de l'Atlantique ?

SOPHIE

Tu veux parler de l'opération Calypso? Cet émissaire qui vient d'être rapatrié ?

KRYSTOPHE

C'est l'évidence, non ?

Saisi d'un enthousiasme débordant:

KRYSTOPHE

Je sais qu'il est revenu. Depuis dix jours, il n'est question que de l'échec de cette opération et du retour de cet émissaire dans les médias. J'ai toujours su que cet homme était mon père! Dis-moi qu'il est revenu ! Dis-moi que tu nous l'as ramené ! Je sais, Sophie, que mon père est ici.

SOPHIE

Oui, Krystophe. C'est ce que je suis venu t'annoncer. Nous sommes arrivés hier, lui et moi. Ne sachant pas si ta mère et toi étiez prêts à le revoir, je me suis entendu avec le curé de cette église, qui lui a offert une chambre dans le presbytère. Mais je te préviens. Ton père a subi des traumatismes qui ont beaucoup transformé son aspect physique, et qui ont surtout altéré ses souvenirs.

Expression de douleur chez Kristophe:

KRYSTOPHE

Tu veux dire qu'ils l'ont rendu... amnésique ?

Sophie répond tristement:

SOPHIE

Pardon pour elle. Je sais tout le tort qu'elle vous a causé. Mais c'est ma mère. Elle va bientôt mourir. Elle paie de ses souffrances le malheur qu'elle a causé. Quand elle a été informée de la visite que tu nous as fait l'autre nuit, elle m'a aussitôt mandatée pour que je ramène Philippe auprès de sa femme et de son fils. Elle m'a demandé de tout vous avouer, et d'implorer votre pardon pour avoir égoïstement ruiné la vie d'un homme.

INT. - JOUR - RAGOTS AU TÉLÉPHONE

"Je te le dis que c'est lui."

"Huguette l'a vu, et d'après elle, c'est pas lui, c'est quelqu'un qui lui ressemble."

"Quoi, il est revenu ?"

"On le sait pas, mais apparemment qu'il loge au presbytère."

"Non, ce doit être un itinérant, qui se promène de village en village."

"Janine est formelle: elle a vu Kristophe avec une étrangère aux abords de l'église."

 

INT. - JOUR - PRESBYTÈRE

Le curé conduit Krystophe et Sophie à une chambre à l'étage et frappe à la porte. Il attend quelques secondes et ouvre doucement.

Une petite chambre où il y a un lit simple, une chaise droite et un évier. Le curé leur fait signe d'entrer et se retire.

Philippe Cordou est assis et fixe le vide. C'est un homme de cinquante ans, cheveux grisonnants. Ce qui frappe, c'est la détresse dans son regard. Il voit ses deux visiteurs sans manifester la moindre réaction, pas même une interrogation. On peut croire à un schyzophrène.

Sophie s'approche de lui. Elle s'assoit sur le rebord du lit, et lui murmure quelques mots affectueux en lui caressant l'épaule:

SOPHIE

Ça va ?

Philippe acquiesce d'un mouvement de la tête et on comprend que la présence de Sophie le rassure. Il regarde Krystophe avec une apparente indifférence.

Sophie prend la main de Krystophe et dit à Philippe:

SOPHIE

Je te présente Krystophe.

Long silence. Krystophe est paralysé par l'émotion de cette première rencontre, mais aussi par le constat que son père ne sait même pas qui il est. Contre toute attente, Philippe lui dit d'un ton courtois:

PHILIPPE

Bonjour. Asseyez-vous. Sophie m'a beaucoup parlé de vous.

On sent que Krystophe est ébranlé par cette indifférence. Sophie réprime un sourire et corrige Philippe:

SOPHIE

Quand même, tu peux le tutoyer.

Philippe murmure:

PHILIPPE

Oui, excuse-moi.

Il se reprend en regardant Kristophe.

PHILIPPE

Je t'ai vu à la télévision.

KRYSTOPHE

Ah... oui... Vous... Tu es arrivé hier ?

PHILIPPE

Oui. Hier.

KRYSTOPHE

T'as fait un bon voyage ?

Sans trop avoir l'air de comprendre, Philippe répète comme un écho:

PHILIPPE

Oui... bon voyage...

Silence, malaise. Cul-de-sac. Sophie affecte une légèreté pour rendre l'atmosphère plus respirable, et demande à Philippe:

SOPHIE

T'es fatigué ? Veux-tu te reposer ?

PHILIPPE

Oui, peut-être...

SOPHIE

Tu veux qu'on revienne plus tard ? Ce soir ?

PHILIPPE

Oui... ce soir...

INT. - JOUR - MAISON D'HÉLÈNE

Hélène regarde Krystophe consterné. Hélène, égale à elle-même, comprend, et déclare avec détermination:

HÉLÈNE

Moi, il va me reconnaître.

PHILIPPE

Ils lui ont lavé le cerveau. Il m'a vouvoyé. Un Chinois dans le métro de New York aurait eu plus de familiarité avec moi.

Il est au bord des larmes:

PHILIPPE

C'est pas mon père, c'est un légume.

INT. - JOUR - DANS LA BOUTIQUE

Le lendemain. Hélène présente à la riche excentrique les 450 verges de taffetas et le fil d'or qu'elle vient de recevoir.

La femme, entourée de clientes pâmées, fond d'admiration pour les couleurs chatoyantes du tissu.

Krystophe et Sophie entrent dans la boutique accompagnés de Philippe. Bouleversée, Hélène le reconnaît.

Le temps semble s'arrêter dans cette ambiance miraculeuse.

EXT. - JOUR - AU BORD DE LA MER

Sophie et Krystophe, amoureux, marchent côte à côte devant l'immensité de la mer.

KRYSTOPHE

Crois-tu que si on ramassait les fonds nécessaires, des scientifiques pourraient intervenir pour lui rendre la mémoire ?

SOPHIE

Je ne suis pas médecin. Je n'en ai aucune idée.

KRYSTOPHE

Mais ta mère doit bien pouvoir nous renseigner sur les opérations de la secte. La dirigeante qui est experte en manipulations génétiques doit être interrogée. Est-ce vrai ces rumeurs comme quoi il aurait été son amant ? Dis-moi la vérité, Sophie.

SOPHIE

Philippe Cordou a quitté ma mère au printemps de 1983, pour aller s'établir définitivement à Saint-Fabien. Mais comme tu le sais probablement, ta mère, pressée par toutes sortes de rumeurs qui circulaient sur son mari, avait découvert la liaison apparente entre son mari et la ministre par l'entremise d'un détective privé. Des preuves accablantes, plus éloquente que si on avait photographié Philippe et ma mère en train de faire l'amour. Ce qui n'est pourtant jamais arrivé.

INT. - NUIT - NOIR ET BLANC - RESTAURANT (1983)

Réunion mondaine où sont présents Athina et Philippe. Un photographe se dissimule parmi les figurants et prend des photos. Athina remarque la présence du photographe et comprend tout en un éclair. Son homme est pris en filature. Elle va alors multiplier les attitudes compromettantes. Philippe, ivre, se laisse caresser, dénouer sa cravate, etc.

On peut voir d'autres séquences du genre un peu partout dans la ville qui correspondent aux photos que nous avons déjà vues.

Fondu enchaîné sur ces photos en noir et blanc qu'Hélène voit ce fameux matin de printemps 1983 au lever du jour, et rappel de la scène finale entre Hélène et Philippe, les cris, les curieux qui assistent au départ de Philippe.

INT. - NUIT - NOIR ET BLANC - LUXUEUSE RÉSIDENCE D'ATHINA YANACOPOULOS (1983)

Philippe, valise à la main, habillé comme à la séquence précédente où il a quitté sa femme, entre dans le hall de la résidence d'Athina. Celle-ci paraît au haut de l'escalier et demande d'un ton irrité:

ATHINA

Qu'est-ce que c'est, Dimitri ?

Elle voit Philippe. Son regard marque l'étonnement, ainsi que la victoire.

ATHINA

Toi ?

Philippe est dévasté. Il laisse tomber sa valise et baisse la tête comme quelqu'un qui capitule.

EXT. - JOUR - AU BORD DE LA MER

Sophie et Krystophe continuent leur promenade.

SOPHIE

Je te laisse imaginer la satisfaction de cette femme qui voyait lui revenir l'homme de sa vie, pas plus tard que le lendemain où il l'avait laissée. Victoire de la puissante ministre sur l'épouse fidèle, aussi innocente dans la réalité qu'elle s'avérait pour ma mère la plus puissante des rivales.

KRYSTOPHE

Et mon père, qui retournait à la case départ.

SOPHIE

En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, il s'était réengouffré dans l'enfer des paradis artificiels, de l'alcool, et après la cocaïne, la morphine, et les hallucinogènes, ma mère lui a fait connaître l'héroïne.

SOPHIE

Sans doute espérait-elle que cet ultime adjuvant lui procure enfin une relation totale avec l'homme de ses rêves. Par un beau soir d'été...

INT. - NUIT - NOIR ET BLANC - LUXUEUSE RÉSIDENCE D'ATHINA YANACOPOULOS (1983)

Philippe, dans un délire de drogué, s'abandonne à son désespoir dans la chambre à coucher où Athina achève de le dévêtir. Elle est nue elle aussi, dans une énergie amoureuse et sexuelle. Soudain, Philippe s'arrache de ses bras et bascule hors du lit. Il se lève tant bien que mal en répétant:

PHILIPPE

Mon fils ! Tu m'as volé ma femme et mon enfant !

ATHINA

Où vas-tu ?

Philippe se dirige vers la porte de la chambre en répétant:

PHILIPPE

Mon fils ! Ma femme !

ATHINA

Tu n'es pas en état de sortir, Philippe !

Philippe sort de la chambre, amorce sa descente dans l'escalier, et tombe en déboulant jusqu'en bas. Il se fracasse le crane.

Expression horrifiée d'Athina qui crie au secours.

EXT. - NUIT - NOIR ET BLANC - DEVANT LA LUXUEUSE RÉSIDENCE D'ATHINA YANACOPOULOS

Atmosphère sinistre, gyrophares d'auto patrouille et d'ambulance. Philippe est transporté sur une civière.

Course en ambulance dans la ville.

INT. - NUIT - NOIR ET BLANC - URGENCE D'UN GRAND HÔPITAL.

La terreur inscrite dans son visage, Athina suit la civière où Philippe, entre la vie et la mort, est conduit vers une salle d'opération.

Par la voix hors champ de Sophie, on apprend ce qui suit:

VOIX DE SOPHIE

Il avait perdu une énorme quantité de sang.

VOIX DE SOPHIE

Une première intervention pour calmer l'hémorragie s'est soldée par un constat de mort clinique. Mais les différentes expertises se contredisaient. Ma mère a remué mer et monde pour qu'on s'acharne à le maintenir en vie artificiellement. Tout a été dit et fait pour essayer de la raisonner. Mais on ne raisonne pas Athina Yanacopoulos. Ton père est resté dans un coma qui a duré plusieurs mois.

On voit Philippe inconscient dans une chambre d'hôpital, et Athina qui le veille, impassible.

VOIX DE SOPHIE

En proie à des sentiments où alternaient le remords et la possessivité, Athina n'a jamais abandonné Philippe. Elle partageait son temps entre sa carrière politique et ses longues visites à l'hôpital. Tous les jours elle allait le voir, attendant, malgré les pronostics les plus pessimistes, qu'il se réveille. Le jour enfin où ton père, au terme d'une ultime intervention, est sorti presque miraculeusement de son coma, le verdict du médecin fut sans appel:

Un médecin explique à Athina:

UN MÉDECIN

Certains souvenirs peuvent refaire surface dans sa mémoire, mais il n'est pas permis de croire que Monsieur Cordou pourra vivre une existence autonome.

Détresse d'Athina.

VOIX DE SOPHIE

Ton père conserverait des souvenirs anciens, des traces de son enfance, de son identité, mais le passé récent, ainsi que la mémoire affective, avaient été pour ainsi dire amputés de son cerveau.

EXT. - JOUR - AU BORD DE LA MER

KRYSTOPHE

Et c'est la raison pour laquelle le gouvernement a trouvé en lui un

KRYSTOPHE

candidat idéal pour l'opération Calypso?

SOPHIE

Comment un homme qui n'a plus accès à une intelligence sensorielle et cognitive pourrait-il servir une opération d'espionnage ? L'émissaire qui a été dépéché à ce moment-là au large de l'Atlantique était un fonctionnaire choisi par une équipe de spécialistes selon des critères de sélection extrêmement rigoureux.

KRYSTOPHE

Mais... mon père, lui, pendant toutes ces années-là ?

SOPHIE

Ayant constaté comme tout le monde que ton père soufrait d'une amnésie irrémédiable, ma mère a compris que le temps était venu pour elle de réparer ses torts. Elle dut aussi se rendre à l'évidence que Philippe n'éprouverait jamais de sentiments amoureux pour elle. Sa carrière se précisait en politique, sa fortune personnelle et sa notoriété grandissante lui permettait d'entretenir un homme qui lui arrivait à l'occasion de faire passer pour son mari.

KRYSTOPHE

Et toi, par rapport à lui ?

SOPHIE

Du plus loin que je me souvienne, Philippe Cordou était quelqu'un de qui ma mère était non pas le bourreau, mais la prisonnière. Je ne savais pas, toute jeune, la nature du mal que ma mère lui avait fait, mais je me souviens qu'elle m'avait incitée quelquefois à l'appeler "papa". En tout cas, elle m'a toujours interdit de l'appeler "monsieur".

KRYSTOPHE

Et lui? Il te témoignait de l'affection ?

Sophie esquisse un lointain sourire...

SOPHIE

Oui, à sa manière. Assez, en tout cas, pour que ma mère en soit irritée. C'était comme si ton père était un chat. Sournois avec l'une, réticent, méfiant. Mais qui paraissait plus en sécurité avec l'autre.

KRYSTOPHE

Un chat ?

SOPHIE

Oui, un chat, qui peut rester des heures recroquevillé sur lui-même, et dont tout le monde se pose la question: à quoi pense-t-il ?

KRYSTOPHE

Il a habité chez vous pendant vingt-cinq ans ?

SOPHIE

Officiellement, oui. Dans les fait, il lui arrivait de fuguer. Ma mère devait s'absenter parfois pour de longues périodes. Philippe disparaissait. Mais il revenait. Ses fugues étaient toujours un peu plus longues d'une fois à l'autre. Puis un beau jour, on a vraiment cru l'avoir perdu pour de bon. Il avait été rattrapé par l'enfer de la drogue.

On voit des séquences où Philippe couche dehors, parmi des sans abri. Il erre dans la ville.

SOPHIE

En réalité, ma mère commençait à trouver que sa présence était très lourde. Des rumeurs au ministère circulaient comme quoi elle entretenait une relation malsaine avec un individu louche. Le temps était venu pour elle de corriger son image. Mais en elle, une autre Athina, plus secrète, gardait le contrôle.

KRYSTOPHE

Elle le faisait surveiller ?

SOPHIE

Et lui fournissait ce qu'il lui fallait pour subsister. De la nourriture, des vêtements.

KRYSTOPHE

Et de la drogue?

SOPHIE

Non seulement elle ne lui fournissait plus de drogue, mais lorsqu'elle apprenait que Philippe était intégré dans des groupes où on consommait des stupéfiants, elle réglait ses dettes, et assumait sa réhabilitation jusqu'à sa prochaine rechute.

KRYSTOPHE

Et pourquoi s'est-elle décidé à mettre un terme à cette relation?

SOPHIE

Parce qu'un beau jour, elle a reçu un appel téléphonique lui disant de regarder une émission à la télévision.

Krystophe sourit.

SOPHIE

Elle a dû visionner une centaine de fois le DVD de ce beau dieu grec qui était le portrait tout craché du seul homme qu'elle avait jamais aimé.

Coucher de soleil sur la mer. Sophie et Krystophe marchent côte à côte. Au loin, un couple marche aussi, qui vient lentement dans leur direction. C'est Philippe et Hélène.

SOPHIE

Si jamais ma mère avait éprouvé des remords, cette-fois-ci, le plan de se racheter est devenu l'ultime projet de son existence. Elle venait d'apprendre qu'elle était atteinte d'un cancer. Avant de mourir, il lui importait de voir en chair et en os le fils de Philippe Cordou, afin de lui annoncer le retour de son père.

On voit, en noir et blanc, Athina, chauve, se déguiser en aveugle devant son miroir.

SOPHIE

Elle a profité d'une situation chaotique au gouvernement pour donner sa démission, et aller finir ses jours à Santorini où elle était née.

INT. - NUIT - MAISON D'HÉLÈNE - CUISINE

Un repas de famille réunissant les trois prétendants, Philippe, Hélène, Krystophe et Sophie.

Une émission de télévision qu'on peut entendre (en anglais). Il s'agit d'une entrevue avec l'écrivain Truman Capote:

V.O. TRUMAN CAPOTE

Art and thruth can lie in the same bed, even if these two lovers never had nothing in common.

V.O. L'INTERVIEWER

But can you explain why you said once that gossip is one of your favorite passions ?

V.O. TRUMAN CAPOTE

Gossip is the basis of art. All litterature is gossip. Just remember the beginning of Homere's Odyssey when all the village is up side down th morning after the night Ulysses quit Penelope...

Focus sur Hélène qui parle à ses trois prétendants.

HÉLÈNE

Il va de soi qu'en compensation pour ces nombreuses années où vous m'avez fidèlement attendue, j'ai prévu par contre-lettre notariée de vous faire tous les trois propriétaires de la boutique.

ALEX

Tu vas venir nous voir parfois à Saint-Fabien ?

HÉLÈNE

Je ne connais pas l'avenir, Alex.

ANTOINE

Mais ta soeur Ariane, ton beau-frère...

HÉLÈNE

S'ils veulent me voir, il y a le téléphone, ils ont une auto, ils seront toujours les bienvenus en ville.

ANDRÉ

Tu y as bien pensé, Hélène ? Passer le reste de tes jours avec un homme qui ne sais pas qui tu es?

Gros plan sur Philippe qui mange de manière autistique sans même s'apercevoir qu'on parle de lui.

HÉLÈNE

Hommes de peu de foi ! Mon choix est définitivement arrêté.

HÉLÈNE

En vingt-cinq ans, pas une seconde où j'ai douté qu'un jour Philippe me reviendrait. Quand il faudrait attendre encore autant d'années, je vous le redis: un jour, je sais qu'il me reviendra.

 

EXT. - JOUR - DEVANT LA BOUTIQUE

Une pancarte annonce: NOUVELLE ADMINISTRATION.

Sur la rue principale, Krystophe attend Sophie. Son visage s'illumine quand il voit celle-ci qui court à sa rencontre. Mais Sophie l'embrasse et le regarde gravement, avec des larmes dans ses yeux.

SOPHIE

Je suis venue te faire mes adieux. Je pars immédiatement. Dès ce soir, je rentre en Grèce.

KRYSTOPHE

Ta mère?

SOPHIE

Son état s'est beaucoup aggravé.

KRYSTOPHE

Mais après, tu vas revenir ?

Sophie embrasse Krystophe et pleure dans ses bras. Mais elle ne répond rien.

KRYSTOPHE

Pourquoi ?

SOPHIE

Je vais t'écrire.

KRYSTOPHE

Il y a encore quelque chose que tu ne m'as pas dit, je le sais.

SOPHIE

Je vais t'écrire.

Elle fait volte-face, avant de se retourner une dernière fois, pour dire résolument:

SOPHIE

Adieu, Krystophe. Sois heureux.

Krystophe la regarde sans comprendre.

EXT. - JOUR - AÉROPORT

Espace aérien bruyant. Tout au long de cette séquence, on voit Krystophe avec des bagages se rendre au comptoir d'enregistrement, passer les étapes de la sécurité, et finalement prendre place à bord d'un avion.

VOIX DE SOPHIE

"Mon cher Krystophe, je t'écris de Santorini où j'ai résolu de vivre pour le reste de mes jours. C'est aussi pour moi l'occasion de me libérer à tout jamais de cette femme qui a causé ton malheur. Athina Yanacopoulos n'aurait jamais pu mourir en paix sans être assurée de ton pardon. Elle est morte le jour où elle t'a vue au hasard d'une émission où tu exprimais dans toute ta conviction ce désir absolu de revoir ton père. Si elle avait toujours ressenti pour Philippe un attachement réel, lorsqu'elle t'a vu, elle a enfin compris la force d'un sentiment qu'elle ne connaissait pas, bien qu'elle croyait pouvoir le maîtriser. Mais la fatalité s'était mise en travers de son chemin. Comment reconquérir l'objet de son désir, alors qu'elle était devenu usée par le pouvoir, amère, et vieille ? Moins pour te prévenir du retour de ton père que pour te voir en chair et en os, elle s'est présentée à toi sous l'apparence d'une aveugle. N'avait-elle pas passé sa vie à tricher ? Une fois qu'elle t'a vue, loin de se sentir apaisée, elle s'est alors consacrée au projet le plus extravagant de son existence. Ayant toujours été fascinée par l'éternelle jeunesse, elle s'était servie de son influence au gouvernement pour dépêcher un de ses amants dans une secte où les dirigeants effectuaient des manipulations génétiques afin de contrer le vieillissement. Pendant toutes ces années, elle s'est prêtée secrètement à ces expériences par l'entremise de cet émissaire qui lui fournissait à la fois les

renseignements de la secte et l'arsenal nécessaire à cette cure de jouvence. S'il est vrai qu'elle avait la réputation d'une femme qui semblait ne pas vieillir, elle soignait au

VOIX DE SOPHIE

contraire ses apparitions publiques en se maquillant outrageusement, allant jusqu'à s'inventer des rides, qu'elle faisait semblant de dissimuler sous d'énormes verres fumés. Elle s'est inventée une vieillesse artificielle au cours de ces années pour ne jamais révéler cette expérience scandaleuse qui risquait de compromettre non seulement sa carrière, mais celle de tous les dirigeants du parti. Puis au cours des années, pour profiter pleinement de sa jeunesse si durement acquise, il lui a fallu inventer Sophie. Puis lorsque sous les traits d'une aveugle je suis tombée éperdument amoureuse de toi, j'ai compris qu'Athina était morte, et que désormais je serais Sophie. Sauras-tu me pardonner un jour ? Qu'importe. Je serai probablement damnée pour cette vie misérable, mais il n'existera jamais d'enfer si terrible pour me faire oublier le bonheur de t'avoir aimé. Athina.

EXT. - JOUR - TERRASSE SUR UNE ÎLE DE GRÈCE

ÉPILOGUE

Krystophe a rejoint Athina dans sa Grèce natale.

FIN.

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