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Topic 719064

DH//64Re://T7190[/Nordh - Carmel] post. 17-06-25 11:03:09

 

 

 

 

Au Carmel

 

 

 

      La jeune Élisabeth Grignon, aussi nommée à seize ans Sœur Stéphane de la Croix, avait dû se faire broyer les os pour être placée de façon si alambiquée dans son cercueil.

     Six planches de contre-plaqué bariolées au rouleau avec de la peinture grise à balcon, disposées en hexagone allongé pour contenir plus largement les épaules.  Elle était horriblement à l'étroit, la jeune carmélite, exposée dans le parloir, dans le retranchement cloisonné par un grillage, inamovible, un assemblement de pieux dans la maçonnerie, qui la séparait de ses visiteurs.

      Il avait fallu qu'on fasse exprès pour la désassembler de cette manière.  Apparemment que la mort qui l'avait conduite dans ce tombeau primitif avait été douce, à son image.

      Comment expliquer alors ses lèvres?

      Ouvertes d'un côté, de l'autre, complètement renfoncées dans la joue.

      Un de ses yeux résistait à la colle qui unissaient ses cils. Une colle qui avait coulé le long des tempes, qu'on n'avait pas jugé bon d'essuyer, pour ne pas empirer les choses.

      Ces embaumeurs n'étaient pas des experts, mais à bien y penser, il s'agissait forcément d'embaumeuses: comme personne n'avait le droit d'entrer à l'intérieur de ce bâtiment à moins d'avoir prononcé des vœux perpétuels, c'était assurément les carmélites elles-mêmes qui avaient arrangé de la sorte le corps d'Élisabeth Grignon.

 

 

     Il y avait sa mère, Marie-Louise, parmi les femmes debout devant le grillage.  Une beauté faite de grandeur et de paix.

     Elle avait été mannequin autrefois à l'École de Haute-Couture. Elle était encore une légende. Impossible de lui donner plus de quarante ans. Elle en avait pourtant soixante-cinq.

     Aucune teinture dans ses cheveux. Presque pas de maquillage. Elle se tournait infiniment sereine pour recevoir les condoléances, allant jusqu'à consoler ses sœurs, ses cousines.

     Un sourire pour désamorcer un début d'inconvenance, un reniflement trop bruyant. Une caresse pudique au bras, un baiser, presque moqueur, un compliment...

     - Il est magnifique ce collier, mon enfant serait heureuse que vous soyez venue la voir, elle vous aurait trouvée belle.

      Était-ce le plus beau jour de la vie de Marie-Louise? Peut-être que oui. Peut-être que son cœur ne mentait pas.

      Peut-être que sa propre fille aurait été sensible à la valeur de l'or et de l'argent, ce qui aurait rendu sa décision de quitter si rapidement les biens de ce monde plus étonnante encore.

 

 

      Elles étaient une bonne douzaine, debout, laïques et religieuses, une adhésion temporaire, comme un phénomène astral, une concordance de pensées qui s'harmonisent dans la neutralité, comme un ciel se préparant à une éclipse.

 

      La lumière une fois revenue, elles diffèrent toutes les unes des autres.

 

      Ces femmes paraissent étranges dans ce contexte dépourvu d'arbre de Noël, de cadeaux, et d'odeur de dinde. Le seul enfant présent dans ce cénacle a beaucoup grandi en peu de temps, surtout pour celles qui ne l'ont pas vu aux fêtes. Puis une fois qu'elles ont fini d'épancher leurs compliments sur la grandeur physique du jeune homme, ses jambes, ses yeux et ses sourcils, elles se retournent vers les carmélites. Cette entorse au silence doit leur déplaire au plus haut point

 

      Personne n'a le réflexe de demander comment la petite  est décédée. Elle n'était pas en santé, que ça suffise. La famille est recueillie, mais pas étonnée. Les religieuses non plus. Aucune n'évoque les derniers jours de sœur Stéphane.

      Si elle devait les ouvrir une toute dernière fois avant de "monter comme un spoutnik" vers le ciel, c'est forcément le petit-fils de Gabrielle Dessault qu'elle verrait.

      Lui, un pas immobile dans l'enfance, un autre figé dans l'adolescence, il reste pétrifié devant ce cadavre désassemblé.

      De quart d'heure en quart d'heure, il y a quelque chose qui s'affaisse dans le visage de la carmélite, et qui donne plus de précision au crâne sur la nature exacte de ce qui se passe en elle: "Le pauvre, comme il doit avoir chaud lui aussi... Maudites forces qui m'ont quittée ! Sinon je l'emmènerais avec moi."

      Il n'y a que la voix de Madame Dessault qu'on perçoit. Ce jour triste marque le premier anniversaire de la mort de son époux. On l'écoute. On voit que, même un an plus tard, tous ont gardé un souvenir obsédant de cette mort foudroyante, vite devenue célèbre, et du coup, cela fait remarquer combien les humains sont inégaux, surtout devant la mort: douze landaus de fleurs et un corbillard gris sobre pour le grand-père, et quatre planches de contre-plaqué pour la petite-cousine. Le premier, trépassé en pleine apothéose alors qu'il tondait son gazon à la brunante par un soir de solstice, la seconde, extirpée de sa coquille où elle végétait, malade, même au plus fort de l'été.

      Tout ce qu'elle laisse d'inachevé ! D'à peine conçu ! Une marmotte gisant le long d'une autoroute passerait plus facilement à la postérité que ce modèle de vertu mort en naissant, en grandissant, et en déclinant. Un ange d'immobilité dont le seul geste aura été celui de se tordre en mourant.

      - Elle est en paix à présent.

      - Elle repose.

      Un sonnet monastique est gravé dans la paroi au-dessus de la morte. Ornée d'un liséré sous un rideau, levé à l'italienne:

 

Fort

Belle,

Elle

Dort.

 

Sort

Frêle,

Quelle

Mort !

 

Rose

Close,

La

 

Brise

L'a

Prise.

 

 

 

      Prise.

      D'après l'angoisse qui aurait disparu de sa face, ses souffrances seraient sorties d'elle-même.

       Loin d'elle ? Elles collent à sa peau, entre sa tête et le coussin.

      On va refermer le cercueil, tout à l'heure.

      Dans un siècle, s'il faut faire une autopsie, cela aura l'air de quoi ?

 

      Madame Dessault a vu quelque chose. À sa manière. L'ange de la présence. Ou l'ombre d'une ennemie. Elle amorce toujours ses monologues comme s'ils découlaient d'une affaire connue de tous.

 

     Un groupe vient d'arriver. On s'embrasse, on sourit, deux ricanements, cela fait si longtemps...

      Madame Dessault médit contre quelqu'un, en anglais.

      Le garçon est dans l'incertitude. Ses parents ont reçu une lettre du collège. Il n'en sait pas davantage. Le pire est à craindre. Quand il ouvre les yeux, le matin, en s'extirpant de ses nuits morbides, le collège en entier fonce sur lui, à vive allure, et il crie dans son oreiller qu'il ne survivra pas à la totalité de ce jour.

     Il manquerait, d'un point de vue médical, de concentration. Ses notes sont catastrophiques en anglais. Le seul anglais qu'il connaisse, c'est celui de sa grand-mère. Une sorte d'anglais maternel qu'il faut apprendre pour connaître où sont cachés les secrets.

      Madame Dessault baisse le ton.

      - Cette parente était déjà égoïste quand elle était en bas âge. She has always been me, myself and I.

      Se pourrait-il que ce soit de la morte qu'elle parle?

      À bien y penser, c'était elle, forcément, me disais-je, elle, Élisabeth, la petite-cousine qui avait fait le désespoir de sa mère en lui déclarant qu'elle voulait entrer chez les religieuses, à qui la mère avait répondu qu'elle aurait préféré mourir que de voir ça, son enfant cesser de sourire, de fumer, de polir ses ongles, de séduire les premiers de classe et les autres, tout aussi avenants, même si leurs notes étaient moins bonnes, mais les parents de ces élèves étaient riches, eux aussi avaient de l'avenir... ils deviendraient des hommes.

      Ces hommes seraient des phares, des cavaliers, des pilotes d'hélicoptères ou d'hydravions, ils auraient le front volontaire, les tempes bouillantes et les cheveux courts de la responsabilité. Ils gouverneraient des familles tout en ajoutant de l'humour subtil à leur force de caractère.

      La gamine avait tenu tête à sa mère, s'était choisie des alliées, des enseignantes de son collège.

       Il y avait eu des ambassades auprès de Marie-Louise, une artiste qui n'avait pas le choix d'écouter les conseils avisés de ces théologiennes étant donné la vie parfois discutable qu'on mène dans des ateliers de haute couture.

      Ou peut-être qu'il n'y avait pas eu d'ambassades, mais carrément la guerre, du jour au lendemain.

      On aurait d'abord insinué qu'Élisabeth était faite pour œuvrer dans les hôpitaux. Les sœurs avaient des connaissances, elles pouvaient administrer plus que des sirops, elles pouvaient faire des piqûres, écouter les battements du cœur dans un stéthoscope. Pour ravir une enfant à sa mère, il faut des raisons vitales.

 

 

      Rupture d'anévrisme ?

      Maladie du sang ? Diminution progressive des fonctions vitales ?  Appauvrissement des muscles, implosion des cellules, paralysie, distorsion des membres ?

      Dans le territoire infini des soupçons, peut-on exclure un accident ?

      Un décès peut découler d'une chute dans un escalier, une fracture, ou un empoisonnement involontaire mais qu'importe, une entrave à la vie qui aurait été détectée dès son origine à supposer que la victime ait évolué dans n'importe quelle autre sphère.

      Sur un terrain de jeu, une entorse reçoit les premiers soins; au carmel, que du silence et des prières. Comment voir des signes de gangrène sur un corps jamais découvert? Quand ceux-ci atteindront le menton, il sera beaucoup trop tard.

      Le menton de la morte est immaculé, couleur de nuage blanc, étale, sans reflet ni texture.

      Horreur: une veine prend forme, une artère à la tempe, qui se développe comme un muscle.

      Non. Elle repose.

      Morte, elle dit encore quelque chose.

      Les lèvres mi-fermées, en accord avec l'œil gauche entrouvert en ma direction, retiennent une syllabe, restée coincée entre une corde vocale et le dernier soupir, une syllabe de prière, maudites forces qui m'ont quittée,

      sans quoi je l'emmènerais,

      lui, si mal guidé dans la vie,

      je le prendrais avec moi,

      dans mes bras,

      et je le ferais monter lui aussi comme un spoutnik dans le ciel,

      à une telle vitesse

      libérés pour toujours des menaces de la terre,

      à l'écart des phénomènes hostiles.

      Nous ne connaîtrons plus la grisaille, le tonnerre, le gel et les tempêtes de verglas,

      nous n'aurons jamais plus de crainte au sujet des avions qui lâchent des bombes au-dessus des nations,

      ni même à propos de ceux qui pour une défaillance quelconque piquent du nez et s'écrasent.

      Les erreurs cosmiques, les erreurs humaines qui se répercutent dans le ciel, les erreurs de toutes sortes seront bien loin en dessous de nous.

      En abaissant nos yeux, nous ne verrons rien et ce rien nous fera monter d'un cran dans la joie.

      Je ne verrai plus ma mère,

      lui ne verra plus la sienne

      de ce Non-Voir naîtra l'allégresse

      les autres enfants de Marie-Louise marcheront toujours les épaules en arrière et la tête en train de scruter une portion tachetée du ciel, pour ressentir ce bonheur éternel dont jouissent deux des leurs, les plus jeunes, les plus inoffensifs, les plus récompensés, bien qu'on ne leur reconnaisse aucun mérite, aucune bonne action, que celle d'avoir souffert, sans gémir, d'avoir été des sinistrés, des kidnappés du silence.

 

 

      - Si vous saviez comme je comprends votre silence, Madame Dessault.

      - Merci. Je sais que vous comprenez. L'endroit n'est pas propice à la causette. Venez dehors.

       La rue du Carmel est un segment bordé par un muret de pierre au milieu d'un quartier d'usines, où il est impossible de ne pas se perdre. Chaque rue avoisinante aboutit à une impasse, pour sortir de laquelle on doit rebrousser chemin et emprunter par mégarde une allée étroite qu'on n'avait pas remarquée d'abord. Laquelle débouche sur un parking où dorment de gigantesques camions, tous alignés le long de la voie ferrée qui enjambe le boulevard Saint-Laurent. Mais on ne peut pas accéder à la rue du Carmel par le boulevard Saint-Laurent. Il faut aller jusqu'à la rue Saint-Denis, et revenir sur ses pas.

      Le bâtiment est au milieu d'un labyrinthe d'usines et d'entrepôts.

      Même Marie-Louise, qui se perd chaque fois qu'elle rend visite à sa fille, approuve les siens qui évoquent, en parlant de la communauté, cachotteries et mystères.

     Ma grand-mère en sait beaucoup plus que la moyenne sur la vie du carmel.  Entre elles, les religieuses ne sont pas des femmes transpercées par une douleur inaccessible au commun des mortels. Elles prient, bien entendu, mais ne font pas que ça.

     Elles vont dehors, car il y aurait un joli coin de verdure, à ciel ouvert, un jardin intérieur qu'il faut cultiver. On croit volontiers qu'elles ne mangent que des pommes. Faux. Les carmélites ne sont pas oisives. Elles préparent les repas pour se nourrir et, forcément, elles doivent se procurer les aliments de base. Comme elles n'ont pas le droit de sortir, il leur faut donc un téléphone pour commander le pain, le beurre, les œufs.

     Sur la question de l'orgueil et de la pauvreté, elles ne sont pas si misérables. Elles sont fières, articulées, narquoises. Certaines se jouent des coups pendables à la récréation et ne se font pas toujours réprimander. Par contre, elles se louangent beaucoup plus qu'elles ne se désapprouvent quand elles se comparent les unes aux autres, ne pouvant citer en exemple les gens de la rue, ceux qui vivent à proximité, les travailleurs, les citadins.

      Elles n'écoutent pas le bruit des moteurs, des balais mécaniques, des arrosoirs municipaux. Elles prient. Pas pour pour l'homme ou la femme de la vie quotidienne. On ne prie que pour ce qu'on l'on sait.  Elles prient pour l'humanité en détresse, pour de vastes choses, pour le Biafra, le Viet Nam. Tout ceci, la famille, les Grignon, les Dessault, savent que c'est vrai.

     Les frères et sœurs d'Élisabeth ont déjà laissé entendre que les soirées au carmel sont de perpétuels samedis soirs après de difficiles vendredis.

      Des veillées récréatives comme celles des gens normaux. Elles jouent aux cartes, à la Dame de pique, au Paquet voleur.

      Elles marquent des points en lançant des sachets de sable dans un jeu de poche.

      Elles marchent les yeux bandés pour fixer au bon endroit la queue de l'âne.

     De tout ceci, il faut en prendre et en laisser. Les Grignon ont peut-être exagéré par quelque détail de leur cru...   Jamais leur jeune sœur n'aurait dépeint ces récréations avec autant de détails tenus secrets. Jamais elle n'aurait parlé de ces soirées autrement que comme elle les ressentait: heureuses.

     Mais que savent au juste ceux qui ne sont pas de la famille, à propos de ce lieu improbable ? Rien, au fond.

     C'est donc dire que tout ce que les Dessault savent de l'horreur du vide et du noir provient du même noyau: la lâcheté des Grignon.

      Leur pauvreté d'esprit.

      Ce qui ne les a pas empêchés d'avoir honte d'Élisabeth, la plus niaise, entrée chez ces pauvres carmélites, déjà poltronnes quand elles choisissent d'aller dans des communautés d'infirmières ou d'enseignantes. De maudites arriérées qui vont vivoter dans une ratière comme d'autres dans un asile, un sanatorium.

 

      Nul étonnement de la voir ainsi étriquée dans son tombeau.

      Morte aux yeux de tous, alors que le petit-fils de Madame Dessault, un pas immobile dans l'enfance, un autre figé dans l'adolescence, va doucement s'accroupir au pied du grillage, pour voir défiler le long poème monosyllabique comme s'il allait se mettre à chanter, il écoute, la rime, l'écho, se fixe sur l'échelle du sonnet en se laissant dégringoler jusqu'au bas,

 

Quelle

mort

 

point d'exclamation, cette syllabe de prière coincée dans la cire des lèvres de la morte: c'est toi que je choisis d'emmener avec moi, je ne veux pas être toute seule, là-haut, dans le ciel vide, par trop ensoleillé, trop aveuglant pour que je voie les chemins, les plates-bandes, les écriteaux.

      Elle pleure sans saccades ni larmes. Ce qui rend sa crise aussi spectrale qu'une station de chemin de la croix.

      Et voilà une partie de la tête du garçon, un hémisphère immobile dans l'enfance, un autre figé dans l'adolescence, en communion avec elle, tandis que son corps, passé à travers du grillage, cherche à s'extirper des bras maigres mais durs de ce squelette drapé,

     des bâtons qui vont se concasser,

     comme des écailles,

     Lâche-moi!, crie le garçon, tu n'as pas le droit de me faire ça, ce corps à corps avec une cousine que personne sauf moi ne contemple,

      je n'ai pas le droit de franchir ce grillage,

      elles vont continuer de te battre à mort si tu ne renonces pas à ton projet de m'entraîner avec toi comme un spoutnik dans le ciel...

      Mes cris résonnent dans le parloir, tout ça devient si concret que j'ai peur, tout à coup, que tout le monde me voie, m'entende.

      Mais non. Ce garçon est encore un enfant.

      Dieu merci, il pleure doucement tout en se laissant tomber par terre, assis en indien, vaincu, humilié, laissé pour compte, abandonné là au pied d'une momie, et comme le plus difficile dans les pleurs est de bien les déclencher, tout le reste coule de source, va de soi, remplit de calme, de soulagement, nos larmes sont nos premières consolations.

      Carmélites? La règle? L'héroïsme et le déni de l'héroïsme, tous les deux à leur comble, le retrait absolu du monde?

      La preuve que ces citoyennes sont liées à la vie des autres, la vie métropolitaine, c'est que leur réaction à la détresse humaine est celle de femmes très au courant de la sociologie: "Il ne faut pas brimer cet enfant parce qu'il exprime ce qu'il ressent."

       Ou: "Il est comme sa mère et ses tantes, c'est un hypersensible."

      Elles savent pas mal tout.

      De plus, elles regardent la télévision. Qu'on ne  dise jamais qu'elles vivent dans le silence et le noir; on entend les pompiers qui entrent et qui sortent de la caserne entre le boulevard Saint-Laurent et la rue Saint-Denis à la hauteur de la rue Boucher.

      Une odeur de levain et de tarte aux pommes, comme si une vingtaine de fourneaux les doraient nuit et jour, est maculée dans le ciment - odeur de jeûne, peut-être ?

      Si elles n'avaient jamais eu accès au téléjournal, comment l'expression "monter au ciel comme un spoutnik" serait-elle apparue dans leur vocabulaire ?

     La plus autoritaire regarde d'un air bienveillant la moins éclairée. Il s'échange entre elles des regards remplis de non, de oui, de peut-être, qui en disent long sur le combat intérieur de ces femmes toujours assujetties à quelque chose de plus fort et d'invisible au-dessus d'elles.

     Mon Dieu qu'elles n'ont pas l'air de s'entendre !

     Une plus expérimentée s'ajoute au duo. Ça devient un trio. Puis une voix d'alto qui se fait entendre par-dessus le babil des instruments.

     - La peine de cet enfant nous est envoyée pour qu'on le console.

       Ce jardin qu'elles cultivent, ou aucun homme jamais n'a mis les pieds, ce havre de paix, au cœur géométrique d'une ville qui conserve sa piété comme un joyau dans un champ de roches, cet endroit mieux gardé encore qu'une cité interdite, voilà qui pourrait peut-être apaiser l'enfant...

      C'est dans ce décor qu'on l'emmène, au grand soleil, entre les bosquets taillés comme des pyramides et des cornets, sur un banc de pierre séculaire, entouré des quatre femmes, qui le caressent, du revers de leurs mains si douces, qui ajoutent à leurs voix presque divines des regards d'autant plus pénétrants qu'elles ont le front enveloppé, qu'on ne peut imaginer leurs rides, leurs plis, leurs doutes, ou leurs fautes.

      Elles ont des yeux gris comme des pièces de métal, bleus comme des miroirs qui se frappent à l'azur.

      Ce sont aussi des météores du même aspect chromé que les automobiles, étranges à proximité de ce lieu, dont on entend, comme s'ils provenaient de Mars ou de Pluton, les crissements de pneus, les klaxons.

      À mi-chemin entre ses larmes non feintes et celles, plus vraies encore, de son émerveillement, voilà le garçon qui laisse sa curiosité déferler jusqu'à mener une enquête des plus minutieuses:

      - C'est vous qui taillez les haies ?  Vous arrosez? Tous les matins ? Et votre tondeuse à gazon? Une tondeuse électrique, avouez!

       Elles acquiescent, nient, d'un sourire, d'une jouissance réelle à se raconter à quelqu'un d'autre qu'elles-mêmes.

       Ce sont les créatrices, et les préposées à l'entretien, de ce jardin muré, en tous points parfait.

       Aucun homme n'y a jamais mis les pieds, jamais homme n'y entrera. Elles s'empressent d'ajouter, en s'approuvant l'une et l'autre, que lui, un pas immobile dans l'enfance, un autre figé dans l'adolescence, que lui ça ne compte pas, parce qu'il est en culottes courtes, qu'il a de la peine, une peine comme on en voit peu chez un enfant de son âge, qu'il sera, pour toujours, en quelque sorte, l'exception qui confirmera la règle.

     Panique soudain au sein du quatuor en train de se changer en quintette à cause d'une carmélite parmi les plus âgées, qui vient statuer sur le fait que que ce garçon n'a visiblement plus de peine, qu'il pose trop de questions, elle vient, repart, revient, tourne, et soudain revoici l'ensemble qui s'accorde, cette fois pour conjurer le jeune homme de parler le moins possible de ce jardin, où personne n'a jamais mis les pieds, qu'aucun homme n'a jamais visité, que les Carmélites qui ont prononcé leurs vœux perpétuels sont seules à connaître, à cultiver, à fréquenter.

     Difficile en effet de supposer cette cour intérieure inondée de lumière, sous un ciel impossible entouré d'industries.

     Un avion passe.

     Horreur, elles ont menti!

     Ce jardin ensoleillé doit être la seule chose qu'on voit de Montréal quand la ville s'offre comme une carte géographique vivante, pour peu qu'on daigne, de ces hublots, jeter en bas le regard...

      Si bas, c'est un tunnel. On y entraîne le garçon, quasiment au pas de course, qui jure que jamais il ne parlera: " Vous ne me connaissez pas pour me recommander de ne pas divulguer l'existence de ce jardin. L'idée ne m'en serait jamais venue si vous ne me demandiez pas de garder le silence, je suis d'une discrétion exemplaire parce que je sais toujours comment m'en sortir dans les causes délicates, j'ai assez d'imagination pour dire que vous m'avez conduit ailleurs..."

     Il se remet à pleurer de plus belle, puis s'arrête d'un coup net.

     Il a vu quelque chose.

     Ça crevait les yeux que la jeune Élisabeth avait dû faire allusion à ce fameux jardin par un jour de parloir avec des membres de sa famille, que la conversation avait dû parvenir aux oreilles des surveillantes, dont cette doyenne qui hausse le ton à présent:

     - Sa grand-mère est sur le point de s'en aller. Elle est très fatiguée. Elle a perdu son mari l'an passé et elle revit sa perte en détail.

     L'enfant bondit et regagne le parloir. Trop tard, Gabrielle Dessault est repartie !

     - Mais non, elle ne t'a pas oublié. Elle doit jaser avec quelqu'un. Attends, on va la rattraper.

      C'est la voix d'une tante.

      Et voilà le garçon, un pas sortant de l'enfance, un autre hésitant dans l'adolescence, en route au bras de sa grand-mère vers la station de métro Laurier. Anthracite, parois noires et dépouillées, strapontins de bois d'une simplicité chinoise, à la limite de l'estampe, direction Henri-Bourassa. Ahuntsic. L'Eden.

      Elle hâte le pas. Ralentit, pour reprendre son souffle:

       - Moi, la mort, ça me bouleverse.

       Elle ajoute que ce long après-midi lui a fait voir quelque chose. Comme il a vu,  lui aussi une veine s'hypertrophier sur la tempe de la morte. Ils ne se diront pas quoi.

       Ce que nous voyons, s'il faut le dire, risque de ne pas avoir été vu.

      - Est-ce vrai que tante Marie-Louise avait déclaré qu'elle aurait préféré mourir plutôt que de voir sa fille entrer au carmel ?

      - Sûrement pas ! répond la grand-mère, sans même observer de temps réglementaire entre la question et la réponse.

       Il y a dans ce "Sûrement pas!" une certitude implacable. Une réponse préalable à la question, qui la pulvérise. Une réponse qui fait que la question, impossible en soi, n'a jamais pu être posée.

      - Marie-Louise a toujours été pieuse, elle ne pouvait que s'en réjouir.

      Une vieille enregistreuse avait dû capter ce récit autrefois, puis on se l'était transmis sans se soucier de savoir qui l'avait dit en premier. Marie-Louise elle-même ? Soyons logiques. Plutôt une parente qui n'aimait pas les Grignon. Le garçon s'arrête, tombe des nues.

      Il se souvient pourtant de ce récit comme si la grand-mère le lui avait raconté la veille: sa cousine Marie-Louise, une femme belle comme le jour, quoi qu'un peu trop centrée sur elle-même, qui menace de tomber en dépression si la plus jeune de ses filles persiste à vouloir se retrancher du monde.

      C'est vrai que ce récit, on ne l'avait jamais entendu qu'en anglais.

 

       Il lui avait suffi de faire comme toutes les autres avant elle, d'en parler à l'école, de se faire introduire dans un collège, de décrire cet appel qu'elle entendait la nuit, à une novice, qui allait le répéter à une supérieure, jusqu'à ce que la nouvelle soit entendue d'en haut, et qu'elle parvienne jusqu'à d'autres communautés.

      Une fleur magique qui se distingue parmi le couvre-sol, et qui suscite l'envie d'une centaine de pelouses... On la souhaite, on la veut. Ses émanations embaument l'univers.

      Avec elle, on ira plus loin dans l'ascension qu'avec les précédentes.

      Viens, nous te prions. Viens avec nous.

      Sois le lys de notre univers.

      Et deviens son poison.

      Nous souffrons déjà avec toi du choix que tu t'apprêtes à faire.

      Ton souvenir ne sera jamais entretenu que par le plus petit nombre.

      On ne saura jamais ta grandeur dans l'inexpérience.

      Seules quelques célibataires endurcies t'évoqueront peut-être, sans se rappeler ton vrai nom.

      Ton unique lumière: une bougie sur un gâteau. Des enfants te souffleront dessus et te mangeront.

      Tu n'as pas le choix d'accepter de reluire pour des têtes sans jugement.

      Tu n'en as pas toi-même.

 

      Ton vocabulaire, pas très étendu, va s'engager comme ces lainages dans un rétrécissement. Le peu de mots que tu vas employer pour prier, tu en désapprendras le sens.

      Tu ne goûteras pas à l'ivresse des étoiles.

 

      Ça glisse sur les trottoirs.

      Lumière ? Langues de feu ? Tu veux rire ?

      Cherche en toi la bougie, au matin, sous la pluie.

      La rue ne t'invoquera pas.

      Nous, à l'occasion.

      Mais nous, ça n'ira jamais bien loin. Nos murs sont étanches. Outre les passagers dans les avions qui décollent de Dorval, personne ne pourra soupçonner que tu vis ta séquestration entre nos murs. Tes récréations dans la cour intérieure où personne n'est autorisé à se rendre, à part nous, nu-vierges, ne seront jamais vues.

      Venez-vous ? On nous attend dans la crypte, il fait chaud, descendons-la dans son cimetière.

      Regardez-la une dernière fois, demandez-lui une dernière grâce.

      Tâchez d'emporter cette vision dans vos cœurs: a-t-on jamais vu morte si parfaitement céleste ?

      Ce bonheur éternel, la vie promise, est une réalité tangible pour elle.  Heureuse: trop heureuse!

      Lippue, tordue.

      Elle sourit, la garce !

      Il y a dans ce sourire ambigu de la foi un regard allumé: tant pis si le feu qui nous la rend si impudique n'est pas celui du bien. Ce feu, nous l'aurons vu, avant le Jugement. Et puis, si c'est l'enfer qui s'exprime par sa douceur, ce dernier aura tôt fait de montrer son vrai visage, de s'enflammer pour de bon et de donner à cette fille de pute le mazout nécessaire pour qu'elle disparaisse comme un ovni dans le ciel.

 

Normand Chaurette 2012

 

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