Topic 7190148

DH//48Re://T7190[Laeticia - Anxiété] post 17-10-24 15:37:23

 

© Adrieth Morel, Salle d'attente, DH-Montage Digital.

 

 

Le quotient intellectuel général baisse sensiblement dès qu’on entre dans l’hôpital. Une amie à qui j’ai dit cela m’a dit que j’étais généreuse. Vous connaissez Adrieth? Elle travaille au CSSS de Chicoutimi depuis plus de vingt ans et m’assure que chaque matin, quand elle arrive au boulot, c’est de moitié que sa tête s'allège, ou s’engourdit, ou s’atrophie, pour faire son travail.

Adrieth n'est pourtant pas une femme dépourvue d'intelligence. Et elle fait de merveilleux dessins, merci Adrieth.

Je reviens à mon propos.

Cette étrange sensation que l'intelligence universelle se réduit dans chaque tête dès qu'on passe la porte d'entrée de l'hôpital.

Personne n’est visé en particulier, mais c’est un fait.

Ça se ressent physiologiquement. Ça se ressent au niveau de l’épiderme. C’est comme passer d’un micro-climat à l’autre. Tout le monde ressent le passage instantané de l’air chaud à l’air froid, l’été, quand il fait chaud dehors et qu’on rentre dans un établissement climatisé. Tout le monde ressent la pression qui change dans l’ascenseur d’un gratte-ciel ou sur une route en montagne.

Je n’avais mis les pieds que de très rares fois dans un hôpital. Toujours pour aller voir quelqu’un, jamais pour moi. J’ai une vie extraordinaire, j’ai une santé à toute épreuve. J’en suis consciente chaque jour de ma vie, chaque heure quand je suis branchée sur les actualités qui décrivent l’enfer du milieu hospitalier.

Hier, il a fallu que j’y aille pour trois fois rien, une minuscule correction au laser pour arranger un début de myopie.

L’aventure a commencé vers huit heures du matin. Comment dois-je m’habiller pour aller là? Qu’est-ce qu’ils vont me faire? Vont-ils m’obliger à mettre une jaquette? Vont-ils me confisquer mon téléphone cellulaire? Vont-ils m’appeler moi aussi par le nom de ma mère?

Qu’est-ce qu’il faut que j’apporte? Qu’est-ce qu’ils m’ont dit, déjà, qu’il ne fallait pas que j’oublie? Où ai-je mis ces papiers, je les avais rangés dans un endroit sûr, mais ça fait si longtemps.

Un an et demi que j’ai eu cet examen de la vue, un an que j’ai vu le spécialiste, huit mois que j’ai ce rendez-vous, que la date est encerclée sur mon ordi, sur le calendrier, dans ma tête, comme dans la tête de quelqu’un qui va partir pour la première fois vers l’Asie, vers la lune, qui vit en fonction du futur, qui se sent si prisonnier de ce repère à l’horizon de son agenda que tout ce qui viendra après lui paraît virtuel, étrange, improbable.

Ce n’était pas une amélioration de mon acuité visuelle que j’entrevoyais au lendemain de cette «opération», mais un passage vers l’au-delà, un recommencement de ma vie à zéro, dans le langage commun on appelle ça: de l’anxiété.

J’étais si persuadée que le taxi aurait un accident en m’amenant à l’hôpital que je me suis prise deux heures à l’avance. Depuis le début septembre en effet je rêvais qu’un incident hors de mon contrôle me ferait rater le rendez-vous, et qu’il me faudrait retourner à la case départ: nouveaux examens, nouvelles convocations, nouvelle date butoir, nouvelle attente.

Je sais qu’il y a des gens qui doivent aller dans les hôpitaux trois fois par semaine pour des prises de sang.

Je sais que notre monde est peuplé de médecins, d’infirmiers, d’ambulanciers, de services d’urgence, de préposés, de bénévoles, de laveurs de plancher qui passent plus de la moitié de leur vie dans des hôpitaux.

Le taxi connaissait l’endroit, mais j’étais morte d’inquiétude quand même. Je m’en allais au pavillon Deschamps de l’hôpital Notre-Dame et lorsqu’il m’a dit qu’il savait très bien quel était ce pavillon, (en fait, le pavillon collé sur la grande entrée principale), j’ai dit merci au Bon Dieu et ensuite je lui ai fait une prière pour que l’admission générale ne soit pas trop loin de la porte par où j’entrerais.

Il fallait que je me pointe un quart d’heure à l’avance pour avoir ma carte d’hôpital. D'ailleurs, j’ai dû regarder mille fois ma carte d’assurance-maladie depuis les six derniers mois pour bien m’assurer qu’elle ne serait pas expirée ce 23 octobre.

En entrant, j’ai senti que mon intelligence me lâchait. Il y avait toutes sortes de signaux dans mon champ de vision, mais surtout des croix et des flèches. C’est comme si j’avais toujours habité un village isolé de la Papouasie et que j’étais parachutée en pleine science-fiction.

Le fait de m’apercevoir tout de suite que je n’étais pas la seule à être dépaysée aurait dû me rassurer, mais je me suis sentie épouvantée au contraire. Qu’une femme aussi étrangère que moi au milieu hospitalier me demande si je savais si son docteur était dans les parages m’a mise dans un état de panique; je lui ai demandé à mon tour où était l’admission générale et elle m’a regardée comme si je parlais en serbo-croate.

Une âme généreuse m’a montré une machine juste à côté de moi qui dispensait des petits papiers roses avec des numéros.

La dame qui cherchait son docteur s’est littéralement jetée sur la machine comme s’il n’y allait plus avoir jamais de papier rose après elle. Je me suis donc retrouvée forcément derrière elle.

Je la maudissais. Elle ralentissait tous les processus. Au lieu d’attendre son tour, elle devançait tout le monde en s’excusant et en posant des questions. Ses questions à elle, où sont les toilettes, ou que sais-je, étaient plus importantes que la personne qui devait rendre l’âme quelque part au-dessus de nos têtes, ou qui arrivait le corps ensanglanté à l’urgence pas si loin de nous.

Elle n’était pas la seule. Près du guichet où nous allions tous être appelés par notre numéro, une masse humaine composée de toutes les races et de toutes les cultures m’empêchait de voir la personne à qui j’allais devoir mon premier contact humain dans cet hôpital. Un homme ou une femme? Aimable ou impatient? Habitué ou non de voir quelqu’un arriver devant lui ou elle pour la première fois de sa vie?

J’étais tellement terrorisée de devoir répondre à ses questions que j’en avais oublié mon adresse et mon numéro de téléphone. Pendant le bref instant où l'homme faisait ses vérifications, trois personnes sont venues nous interrompre comme si leur vie en dépendait.

Je vous le dis: tous des gens qui devaient fonctionner normalement dans leur secteur, mais qui dans l’admission générale de cet hôpital, se retrouvaient amputés de leur débrouillardise, de leur sens critique, de leur intelligence de base.

 

L’opération pour laquelle j’étais convoquée a eu lieu six heures plus tard, elle a duré exactement une minute et demie par œil. Trois minutes en tout, précédées de six mois d’anxiété, six heures de panique, quatre salles d’attentes où toutes les chaises étaient prises, où tout le monde se ruait sur le premier préposé qui passait par là. Les gens qui travaillent dans les hôpitaux sont habitués de hausser les épaules et de dire «désolé» cinq cents fois par jour.

Un homme avant moi, qui avait attendu lui aussi tout ce temps et franchi toutes les étapes, s’est fait répondre in extremis qu’il y avait quelque chose d’erroné dans son dossier et qu’il allait devoir revenir. Il a dit «Quand?» On lui a répondu qu’on ne savait pas, qu’on le comprenait et qu’on était vraiment désolé.

Un autre s’est fait appeler au micro mais comme il n’a pas entendu son nom dans le brouhaha, il a aussi perdu sa journée à attendre - c’était la première fois lui aussi qu’il venait dans un hôpital.

Quand je suis rentrée le soir, quasiment aveugle à cause des produits que le docteur m’avait mis dans les yeux, ma chatte m’a regardée longuement comme si son univers s’était écroulé aussi.

Le soir, incapable de manger, repensant à cette journée et revoyant les murs sales, les planchers marqués de flèches pour ne pas qu’on se perde, les milliers d’écriteaux pour dire aux gens où aller, quoi faire et quoi ne pas faire, les panneaux affichant des sorties qui finissent sur des impasses, des horloges avec des trotteuses qui mènent leur vie parallèle dans les salles d’attente, les personnes en manque d’autonomie, les personnes en fauteuil roulant, les personnes en manteaux et en pantoufles qui traînent leurs cathéters pour aller fumer dehors, les préposés, les masses humaines entrant dans les ascenseurs avant de regarder s’ils montent ou s’ils descendent, les visiteurs se rendant au chevet d’un parent peut-être en train de mourir, ou des gens qui attendent parce qu’ils ont un bouton qui a poussé ce matin-là dans leur visage, je me disais que plus jamais je manquerais d’attention pour ceux qui se plaignent de devoir passer autant d’heures dans les hôpitaux parce ce qu’ils sont obligés d’y aller, parce qu’ils sont malades.

Topic 7190148

DH//48Re://T7190[Laeticia - Anxiété] post 17-10-24 15:37:23

 

© Adrieth Morel, Salle d'attente, DH-Montage Digital.

 

 

 

 

Le quotient intellectuel général baisse sensiblement dès qu’on entre dans l’hôpital. Une amie à qui j’ai dit cela m’a dit que j’étais généreuse. Vous connaissez Adrieth? Elle travaille au CSSS de Chicoutimi depuis plus de vingt ans et m’assure que chaque matin, quand elle arrive au boulot, c’est de moitié que sa tête s'allège, ou s’engourdit, ou s’atrophie, pour faire son travail.

Adrieth n'est pourtant pas une femme dépourvue d'intelligence. Et elle fait de merveilleux dessins, merci Adrieth.

Je reviens à mon propos.

Cette étrange sensation que l'intelligence universelle se réduit dans chaque tête dès qu'on passe la porte d'entrée de l'hôpital.

Personne n’est visé en particulier, mais c’est un fait.

Ça se ressent physiologiquement. Ça se ressent au niveau de l’épiderme. C’est comme passer d’un micro-climat à l’autre. Tout le monde ressent le passage instantané de l’air chaud à l’air froid, l’été, quand il fait chaud dehors et qu’on rentre dans un établissement climatisé. Tout le monde ressent la pression qui change dans l’ascenseur d’un gratte-ciel ou sur une route en montagne.

Je n’avais mis les pieds que de très rares fois dans un hôpital. Toujours pour aller voir quelqu’un, jamais pour moi. J’ai une vie extraordinaire, j’ai une santé à toute épreuve. J’en suis consciente chaque jour de ma vie, chaque heure quand je suis branchée sur les actualités qui décrivent l’enfer du milieu hospitalier.

Hier, il a fallu que j’y aille pour trois fois rien, une minuscule correction au laser pour arranger un début de myopie.

L’aventure a commencé vers huit heures du matin. Comment dois-je m’habiller pour aller là? Qu’est-ce qu’ils vont me faire? Vont-ils m’obliger à mettre une jaquette? Vont-ils me confisquer mon téléphone cellulaire? Vont-ils m’appeler moi aussi par le nom de ma mère?

Qu’est-ce qu’il faut que j’apporte? Qu’est-ce qu’ils m’ont dit, déjà, qu’il ne fallait pas que j’oublie? Où ai-je mis ces papiers, je les avais rangés dans un endroit sûr, mais ça fait si longtemps.

Un an et demi que j’ai eu cet examen de la vue, un an que j’ai vu le spécialiste, huit mois que j’ai ce rendez-vous, que la date est encerclée sur mon ordi, sur le calendrier, dans ma tête, comme dans la tête de quelqu’un qui va partir pour la première fois vers l’Asie, vers la lune, qui vit en fonction du futur, qui se sent si prisonnier de ce repère à l’horizon de son agenda que tout ce qui viendra après lui paraît virtuel, étrange, improbable.

Ce n’était pas une amélioration de mon acuité visuelle que j’entrevoyais au lendemain de cette «opération», mais un passage vers l’au-delà, un recommencement de ma vie à zéro, dans le langage commun on appelle ça: de l’anxiété.

J’étais si persuadée que le taxi aurait un accident en m’amenant à l’hôpital que je me suis prise deux heures à l’avance. Depuis le début septembre en effet je rêvais qu’un incident hors de mon contrôle me ferait rater le rendez-vous, et qu’il me faudrait retourner à la case départ: nouveaux examens, nouvelles convocations, nouvelle date butoir, nouvelle attente.

Je sais qu’il y a des gens qui doivent aller dans les hôpitaux trois fois par semaine pour des prises de sang.

Je sais que notre monde est peuplé de médecins, d’infirmiers, d’ambulanciers, de services d’urgence, de préposés, de bénévoles, de laveurs de plancher qui passent plus de la moitié de leur vie dans des hôpitaux.

Le taxi connaissait l’endroit, mais j’étais morte d’inquiétude quand même. Je m’en allais au pavillon Deschamps de l’hôpital Notre-Dame et lorsqu’il m’a dit qu’il savait très bien quel était ce pavillon, (en fait, le pavillon collé sur la grande entrée principale), j’ai dit merci au Bon Dieu et ensuite je lui ai fait une prière pour que l’admission générale ne soit pas trop loin de la porte par où j’entrerais.

Il fallait que je me pointe un quart d’heure à l’avance pour avoir ma carte d’hôpital. D'ailleurs, j’ai dû regarder mille fois ma carte d’assurance-maladie depuis les six derniers mois pour bien m’assurer qu’elle ne serait pas expirée ce 23 octobre.

En entrant, j’ai senti que mon intelligence me lâchait. Il y avait toutes sortes de signaux dans mon champ de vision, mais surtout des croix et des flèches. C’est comme si j’avais toujours habité un village isolé de la Papouasie et que j’étais parachutée en pleine science-fiction.

Le fait de m’apercevoir tout de suite que je n’étais pas la seule à être dépaysée aurait dû me rassurer, mais je me suis sentie épouvantée au contraire. Qu’une femme aussi étrangère que moi au milieu hospitalier me demande si je savais si son docteur était dans les parages m’a mise dans un état de panique; je lui ai demandé à mon tour où était l’admission générale et elle m’a regardée comme si je parlais en serbo-croate.

Une âme généreuse m’a montré une machine juste à côté de moi qui dispensait des petits papiers roses avec des numéros.

La dame qui cherchait son docteur s’est littéralement jetée sur la machine comme s’il n’y allait plus avoir jamais de papier rose après elle. Je me suis donc retrouvée forcément derrière elle.

Je la maudissais. Elle ralentissait tous les processus. Au lieu d’attendre son tour, elle devançait tout le monde en s’excusant et en posant des questions. Ses questions à elle, où sont les toilettes, ou que sais-je, étaient plus importantes que la personne qui devait rendre l’âme quelque part au-dessus de nos têtes, ou qui arrivait le corps ensanglanté à l’urgence pas si loin de nous.

Elle n’était pas la seule. Près du guichet où nous allions tous être appelés par notre numéro, une masse humaine composée de toutes les races et de toutes les cultures m’empêchait de voir la personne à qui j’allais devoir mon premier contact humain dans cet hôpital. Un homme ou une femme? Aimable ou impatient? Habitué ou non de voir quelqu’un arriver devant lui ou elle pour la première fois de sa vie?

J’étais tellement terrorisée de devoir répondre à ses questions que j’en avais oublié mon adresse et mon numéro de téléphone. Pendant le bref instant où l'homme faisait ses vérifications, trois personnes sont venues nous interrompre comme si leur vie en dépendait.

Je vous le dis: tous des gens qui devaient fonctionner normalement dans leur secteur, mais qui dans l’admission générale de cet hôpital, se retrouvaient amputés de leur débrouillardise, de leur sens critique, de leur intelligence de base.

 

L’opération pour laquelle j’étais convoquée a eu lieu six heures plus tard, elle a duré exactement une minute et demie par œil. Trois minutes en tout, précédées de six mois d’anxiété, six heures de panique, quatre salles d’attentes où toutes les chaises étaient prises, où tout le monde se ruait sur le premier préposé qui passait par là. Les gens qui travaillent dans les hôpitaux sont habitués de hausser les épaules et de dire «désolé» cinq cents fois par jour.

Un homme avant moi, qui avait attendu lui aussi tout ce temps et franchi toutes les étapes, s’est fait répondre in extremis qu’il y avait quelque chose d’erroné dans son dossier et qu’il allait devoir revenir. Il a dit «Quand?» On lui a répondu qu’on ne savait pas, qu’on le comprenait et qu’on était vraiment désolé.

Un autre s’est fait appeler au micro mais comme il n’a pas entendu son nom dans le brouhaha, il a aussi perdu sa journée à attendre - c’était la première fois lui aussi qu’il venait dans un hôpital.

Quand je suis rentrée le soir, quasiment aveugle à cause des produits que le docteur m’avait mis dans les yeux, ma chatte m’a regardée longuement comme si son univers s’était écroulé aussi.

Le soir, incapable de manger, repensant à cette journée et revoyant les murs sales, les planchers marqués de flèches pour ne pas qu’on se perde, les milliers d’écriteaux pour dire aux gens où aller, quoi faire et quoi ne pas faire, les panneaux affichant des sorties qui finissent sur des impasses, des horloges avec des trotteuses qui mènent leur vie parallèle dans les salles d’attente, les personnes en manque d’autonomie, les personnes en fauteuil roulant, les personnes en manteaux et en pantoufles qui traînent leurs cathéters pour aller fumer dehors, les préposés, les masses humaines entrant dans les ascenseurs avant de regarder s’ils montent ou s’ils descendent, les visiteurs se rendant au chevet d’un parent peut-être en train de mourir, ou des gens qui attendent parce qu’ils ont un bouton qui a poussé ce matin-là dans leur visage, je me disais que plus jamais je manquerais d’attention pour ceux qui se plaignent de devoir passer autant d’heures dans les hôpitaux parce ce qu’ils sont obligés d’y aller, parce qu’ils sont malades.

Topic 7190148

DH//48Re://T7190[Laeticia - Anxiété] post 17-10-24 15:37:23

 

© Adrieth Morel, Salle d'attente, DH-Montage Digital.

 

 

 

Le quotient intellectuel général baisse sensiblement dès qu’on entre dans l’hôpital. Une amie à qui j’ai dit cela m’a dit que j’étais généreuse. Vous connaissez Adrieth? Elle travaille au CSSS de Chicoutimi depuis plus de vingt ans et m’assure que chaque matin, quand elle arrive au boulot, c’est de moitié que sa tête s'allège, ou s’engourdit, ou s’atrophie, pour faire son travail.

Adrieth n'est pourtant pas une femme dépourvue d'intelligence. Et elle fait de merveilleux dessins, merci Adrieth.

Je reviens à mon propos.

Cette étrange sensation que l'intelligence universelle se réduit dans chaque tête dès qu'on passe la porte d'entrée de l'hôpital.

Personne n’est visé en particulier, mais c’est un fait.

Ça se ressent physiologiquement. Ça se ressent au niveau de l’épiderme. C’est comme passer d’un micro-climat à l’autre. Tout le monde ressent le passage instantané de l’air chaud à l’air froid, l’été, quand il fait chaud dehors et qu’on rentre dans un établissement climatisé. Tout le monde ressent la pression qui change dans l’ascenseur d’un gratte-ciel ou sur une route en montagne.

Je n’avais mis les pieds que de très rares fois dans un hôpital. Toujours pour aller voir quelqu’un, jamais pour moi. J’ai une vie extraordinaire, j’ai une santé à toute épreuve. J’en suis consciente chaque jour de ma vie, chaque heure quand je suis branchée sur les actualités qui décrivent l’enfer du milieu hospitalier.

Hier, il a fallu que j’y aille pour trois fois rien, une minuscule correction au laser pour arranger un début de myopie.

L’aventure a commencé vers huit heures du matin. Comment dois-je m’habiller pour aller là? Qu’est-ce qu’ils vont me faire? Vont-ils m’obliger à mettre une jaquette? Vont-ils me confisquer mon téléphone cellulaire? Vont-ils m’appeler moi aussi par le nom de ma mère?

Qu’est-ce qu’il faut que j’apporte? Qu’est-ce qu’ils m’ont dit, déjà, qu’il ne fallait pas que j’oublie? Où ai-je mis ces papiers, je les avais rangés dans un endroit sûr, mais ça fait si longtemps.

Un an et demi que j’ai eu cet examen de la vue, un an que j’ai vu le spécialiste, huit mois que j’ai ce rendez-vous, que la date est encerclée sur mon ordi, sur le calendrier, dans ma tête, comme dans la tête de quelqu’un qui va partir pour la première fois vers l’Asie, vers la lune, qui vit en fonction du futur, qui se sent si prisonnier de ce repère à l’horizon de son agenda que tout ce qui viendra après lui paraît virtuel, étrange, improbable.

Ce n’était pas une amélioration de mon acuité visuelle que j’entrevoyais au lendemain de cette «opération», mais un passage vers l’au-delà, un recommencement de ma vie à zéro, dans le langage commun on appelle ça: de l’anxiété.

J’étais si persuadée que le taxi aurait un accident en m’amenant à l’hôpital que je me suis prise deux heures à l’avance. Depuis le début septembre en effet je rêvais qu’un incident hors de mon contrôle me ferait rater le rendez-vous, et qu’il me faudrait retourner à la case départ: nouveaux examens, nouvelles convocations, nouvelle date butoir, nouvelle attente.

Je sais qu’il y a des gens qui doivent aller dans les hôpitaux trois fois par semaine pour des prises de sang.

Je sais que notre monde est peuplé de médecins, d’infirmiers, d’ambulanciers, de services d’urgence, de préposés, de bénévoles, de laveurs de plancher qui passent plus de la moitié de leur vie dans des hôpitaux.

Le taxi connaissait l’endroit, mais j’étais morte d’inquiétude quand même. Je m’en allais au pavillon Deschamps de l’hôpital Notre-Dame et lorsqu’il m’a dit qu’il savait très bien quel était ce pavillon, (en fait, le pavillon collé sur la grande entrée principale), j’ai dit merci au Bon Dieu et ensuite je lui ai fait une prière pour que l’admission générale ne soit pas trop loin de la porte par où j’entrerais.

Il fallait que je me pointe un quart d’heure à l’avance pour avoir ma carte d’hôpital. D'ailleurs, j’ai dû regarder mille fois ma carte d’assurance-maladie depuis les six derniers mois pour bien m’assurer qu’elle ne serait pas expirée ce 23 octobre.

En entrant, j’ai senti que mon intelligence me lâchait. Il y avait toutes sortes de signaux dans mon champ de vision, mais surtout des croix et des flèches. C’est comme si j’avais toujours habité un village isolé de la Papouasie et que j’étais parachutée en pleine science-fiction.

Le fait de m’apercevoir tout de suite que je n’étais pas la seule à être dépaysée aurait dû me rassurer, mais je me suis sentie épouvantée au contraire. Qu’une femme aussi étrangère que moi au milieu hospitalier me demande si je savais si son docteur était dans les parages m’a mise dans un état de panique; je lui ai demandé à mon tour où était l’admission générale et elle m’a regardée comme si je parlais en serbo-croate.

Une âme généreuse m’a montré une machine juste à côté de moi qui dispensait des petits papiers roses avec des numéros.

La dame qui cherchait son docteur s’est littéralement jetée sur la machine comme s’il n’y allait plus avoir jamais de papier rose après elle. Je me suis donc retrouvée forcément derrière elle.

Je la maudissais. Elle ralentissait tous les processus. Au lieu d’attendre son tour, elle devançait tout le monde en s’excusant et en posant des questions. Ses questions à elle, où sont les toilettes, ou que sais-je, étaient plus importantes que la personne qui devait rendre l’âme quelque part au-dessus de nos têtes, ou qui arrivait le corps ensanglanté à l’urgence pas si loin de nous.

Elle n’était pas la seule. Près du guichet où nous allions tous être appelés par notre numéro, une masse humaine composée de toutes les races et de toutes les cultures m’empêchait de voir la personne à qui j’allais devoir mon premier contact humain dans cet hôpital. Un homme ou une femme? Aimable ou impatient? Habitué ou non de voir quelqu’un arriver devant lui ou elle pour la première fois de sa vie?

J’étais tellement terrorisée de devoir répondre à ses questions que j’en avais oublié mon adresse et mon numéro de téléphone. Pendant le bref instant où l'homme faisait ses vérifications, trois personnes sont venues nous interrompre comme si leur vie en dépendait.

Je vous le dis: tous des gens qui devaient fonctionner normalement dans leur secteur, mais qui dans l’admission générale de cet hôpital, se retrouvaient amputés de leur débrouillardise, de leur sens critique, de leur intelligence de base.

 

L’opération pour laquelle j’étais convoquée a eu lieu six heures plus tard, elle a duré exactement une minute et demie par œil. Trois minutes en tout, précédées de six mois d’anxiété, six heures de panique, quatre salles d’attentes où toutes les chaises étaient prises, où tout le monde se ruait sur le premier préposé qui passait par là. Les gens qui travaillent dans les hôpitaux sont habitués de hausser les épaules et de dire «désolé» cinq cents fois par jour.

Un homme avant moi, qui avait attendu lui aussi tout ce temps et franchi toutes les étapes, s’est fait répondre in extremis qu’il y avait quelque chose d’erroné dans son dossier et qu’il allait devoir revenir. Il a dit «Quand?» On lui a répondu qu’on ne savait pas, qu’on le comprenait et qu’on était vraiment désolé.

Un autre s’est fait appeler au micro mais comme il n’a pas entendu son nom dans le brouhaha, il a aussi perdu sa journée à attendre - c’était la première fois lui aussi qu’il venait dans un hôpital.

Quand je suis rentrée le soir, quasiment aveugle à cause des produits que le docteur m’avait mis dans les yeux, ma chatte m’a regardée longuement comme si son univers s’était écroulé aussi.

Le soir, incapable de manger, repensant à cette journée et revoyant les murs sales, les planchers marqués de flèches pour ne pas qu’on se perde, les milliers d’écriteaux pour dire aux gens où aller, quoi faire et quoi ne pas faire, les panneaux affichant des sorties qui finissent sur des impasses, des horloges avec des trotteuses qui mènent leur vie parallèle dans les salles d’attente, les personnes en manque d’autonomie, les personnes en fauteuil roulant, les personnes en manteaux et en pantoufles qui traînent leurs cathéters pour aller fumer dehors, les préposés, les masses humaines entrant dans les ascenseurs avant de regarder s’ils montent ou s’ils descendent, les visiteurs se rendant au chevet d’un parent peut-être en train de mourir, ou des gens qui attendent parce qu’ils ont un bouton qui a poussé ce matin-là dans leur visage, je me disais que plus jamais je manquerais d’attention pour ceux qui se plaignent de devoir passer autant d’heures dans les hôpitaux parce ce qu’ils sont obligés d’y aller, parce qu’ils sont malades.

DH/Leaticia