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Topic 7190347

DH//347Re://T7190 [Stef033 - Anthologie] post. 18-07-02 13:48:25

 

© photo DH/Baghirat Lanterna

CERCLE LITTÉRAIRE

 

347Re://T7190 [Stef033 - Anthologie] post. 18-07-02 13:48:25

Dans les années quatre-vingt, Aamena avait réuni les meilleurs écrivains de Varanasi et tenait un cercle littéraire où elle promettait la reconnaissance aux artistes qui allaient adoucir les tourments de son âme. Elle était bien placée pour le faire car elle avait fréquenté les hautes sphères politiques et culturelles: son père avait été apprécié au gouvernement. Elle était habituée aux honneurs et s’arrangeait pour que quiconque la guérisse de sa mélancolie en reçoive: elle aimait décorer les auteurs, les faire monter dans un escalier où elle les accueillait, debout, rayonnante, au sommet.

Elle était déjà mère de huit enfants. Santosh, l’aîné, accompagnait les buandières sur les rives du Gange. Nous savons tous aujourd’hui que Santosh est devenu un leader à la tête du plus puissant syndicat de laveurs d’uniformes pour les hommes de la haute noblesse hindoue, mais à l’époque, quand on demandait à Aamena ce que son fils aîné allait faire plus tard, elle disait: «J’ai bien peur que son ambition ne se limite qu’au lavage des tissus.» On pouvait voir l’iris de ses yeux se charger des teintes grises comme celles des nuages qu’on voit se lever en avril au-dessus de la rivière Sutlej.

Il est vrai que Santosh n’aimait pas l’école, activité trop intellectuelle pour ses envies répétitives de se battre, après avoir mangé des graines de chanvre, avec les enfants des ouvrières au bas des ghâts. Mais il se lassait vite des jeux et allait se blottir, sous l’eau, comme un poisson parmi les pieds et les mollets des mères occupées au lavage.

Aamena ne prit pas de chance avec son second fils. Dès que le jeune Baghirat fut en âge de communiquer par la parole, elle le garda captif dans une chambre close en lui faisant réciter, jusqu’à ce qu’il les sache par cœur, des poèmes des Āḻvār et les chants du Mahābhārata. On s’aperçut plus tard que le jeune Baghirat ne faisait plus la différence entre la vie réelle et la vie métaphorique telle qu’elle lui était présentée dans la littérature hindoue.

Lorsque vint au monde son fils Ynod, on s’aperçut que l’enfant, vers l’âge de treize mois, refusait de marcher. Or il apprit à marcher, mais de nombreux mois après avoir d’abord appris à danser. La mère en était toute fière: «Voici enfin l’artiste que j’ai accompli, car il n’a pas perdu la tête, et se passionne pour les lois de la gravité qui le ramènent toujours les deux pieds sur terre.»

Un ami du permier ministre, qui était en visite officielle, vint passer quelques jours avec sa femme et ses enfants chez l’oncle d’Aamena qui avait une riche propriété dans le Fatehpur-Sikri. Ce fut pour Ynod et Baghirat l’occasion de s’imprégner de la culture occidentale, et en particulier du romantisme allemand dont l’homme était féru. Le douzième fils d’Aamena, Pranesh, faisait lui-même ses premiers pas et on pouvait déjà deviner en lui le futur danseur évoluant sur les traces d’Ynod. Quant à Baghirat, il se lia d’amitié avec le fils aîné du landgrave. Or une dispute éclata entre eux pour un motif que Baghirat a toujours tenu secret.

Qu’est devenu le cercle littéraire de Varanasi, une fois que cette femme si influente s’est retrouvée mère d’une douzaine d’enfants? Et quelqu’un sait-il si elle avait déjà, à cette époque, élu un treizième fils dans son cœur? Et à supposer que ce dernier soit Pier-Oli, comme nous le soupçonnons tous, à défaut d’être Jason, comment aurait-elle pu rencontrer ce dernier?

N’y aurait-il pas lieu d’interroger Baghirat sur les motifs de sa querelle avec le fils du landgrave? Car je serais curieux de savoir pourquoi il a pris ombrage de ce garçon, tout comme il ne semble pas du tout avoir apprécié la suffisance et la rigidité de HerrLicht à Hanovre.

Le cercle littéraire de Varanasi existe encore, mais comme bien des choses promises à la grandeur en ce bas-monde, il a été récupéré par l’appareil politique du Singh Rao. Le cercle a perdu de son enthousiasme qui faisait sa richesse à l’origine au profit d’un fonctionnement assuré par le ministère des Statistiques et de l’Application des programmes. En Inde, c’est un ministère qui figure parmi les derniers en importance, après les Textiles et le Bien-Être de la Famille. Ceci a été voté la même année que le mari d’Aamena est mort des suites d’une courte maladie. Pour assurer un meilleur avenir à ses plus jeunes fils, la mère a plié bagage pour se refaire une existence ici. Ils sont arrivés il y a une dizaine d’années et ont habité Ottawa où Khagesh et Sindh ont terminé leurs études.

À Ottawa, Aamena a mis sur pied un petit cercle littéraire qui se réunissait dans les locaux de l’université. Ce cercle a bénéficié d’un volet hybride de subvention du Conseil des Arts pour une tentative de fusion entre des poètes hindous et des écrivains de l’Ontario francophone, mais leur projet s’est dissout. Ayant oui dire que le projet Taj mis sur pied à Montréal allait accueillir une grande bibliothèque, elle s’est laissée convaincre de déménager à nouveau, et depuis ce temps, elle travaille à cette bibliothèque où elle s’est donné comme mission de numériser les œuvres majeures de la poésie sanskrite, dont les Cent poèmes attribués à Amaru, strophes d’une rigueur parfaite au plan du style, qui prennent toutes naissance de la simplicité d’une image antique, décrivant une situation érotique.

 

SUITE ET FIN

 

347Re://T7190 [Stef033 - Anthologie] post. 18-07-02 13:48:25

Dans les années quatre-vingt, Aamena avait réuni les meilleurs écrivains de Varanasi et tenait un cercle littéraire où elle promettait la reconnaissance aux artistes qui allaient adoucir les tourments de son âme. Elle était bien placée pour le faire car elle avait fréquenté les hautes sphères politiques et culturelles: son père avait été apprécié au gouvernement. Elle était habituée aux honneurs et s’arrangeait pour que quiconque la guérisse de sa mélancolie en reçoive: elle aimait décorer les auteurs, les faire monter dans un escalier où elle les accueillait, debout, rayonnante, au sommet.

Elle était déjà mère de huit enfants. Santosh, l’aîné, accompagnait les buandières sur les rives du Gange. Nous savons tous aujourd’hui que Santosh est devenu un leader à la tête du plus puissant syndicat de laveurs d’uniformes pour les hommes de la haute noblesse hindoue, mais à l’époque, quand on demandait à Aamena ce que son fils aîné allait faire plus tard, elle disait: «J’ai bien peur que son ambition ne se limite qu’au lavage des tissus.» On pouvait voir l’iris de ses yeux se charger des teintes grises comme celles des nuages qu’on voit se lever en avril au-dessus de la rivière Sutlej.

Il est vrai que Santosh n’aimait pas l’école, activité trop intellectuelle pour ses envies répétitives de se battre, après avoir mangé des graines de chanvre, avec les enfants des ouvrières au bas des ghâts. Mais il se lassait vite des jeux et allait se blottir, sous l’eau, comme un poisson parmi les pieds et les mollets des mères occupées au lavage.

Aamena ne prit pas de chance avec son second fils. Dès que le jeune Baghirat fut en âge de communiquer par la parole, elle le garda captif dans une chambre close en lui faisant réciter, jusqu’à ce qu’il les sache par cœur, des poèmes des Āḻvār et les chants du Mahābhārata. On s’aperçut plus tard que le jeune Baghirat ne faisait plus la différence entre la vie réelle et la vie métaphorique telle qu’elle lui était présentée dans la littérature hindoue.

Lorsque vint au monde son fils Ynod, on s’aperçut que l’enfant, vers l’âge de treize mois, refusait de marcher. Or il apprit à marcher, mais de nombreux mois après avoir d’abord appris à danser. La mère en était toute fière: «Voici enfin l’artiste que j’ai accompli, car il n’a pas perdu la tête, et se passionne pour les lois de la gravité qui le ramènent toujours les deux pieds sur terre.»

Un ami du permier ministre, qui était en visite officielle, vint passer quelques jours avec sa femme et ses enfants chez l’oncle d’Aamena qui avait une riche propriété dans le Fatehpur-Sikri. Ce fut pour Ynod et Baghirat l’occasion de s’imprégner de la culture occidentale, et en particulier du romantisme allemand dont l’homme était féru. Le douzième fils d’Aamena, Pranesh, faisait lui-même ses premiers pas et on pouvait déjà deviner en lui le futur danseur évoluant sur les traces d’Ynod. Quant à Baghirat, il se lia d’amitié avec le fils aîné du landgrave. Or une dispute éclata entre eux pour un motif que Baghirat a toujours tenu secret.

Qu’est devenu le cercle littéraire de Varanasi, une fois que cette femme si influente s’est retrouvée mère d’une douzaine d’enfants? Et quelqu’un sait-il si elle avait déjà, à cette époque, élu un treizième fils dans son cœur? Et à supposer que ce dernier soit Pier-Olivier, comme nous le soupçonnons tous, à défaut d’être Jason, comment aurait-elle pu rencontrer ce dernier?

N’y aurait-il pas lieu d’interroger Baghirat sur les motifs de sa querelle avec le fils du landgrave? Car je serais curieux de savoir pourquoi il a pris ombrage de ce garçon, tout comme il ne semble pas du tout avoir apprécié la suffisance et la rigidité de HerrLicht à Hanovre.

Le cercle littéraire de Varanasi existe encore, mais comme bien des choses promises à la grandeur en ce bas-monde, il a été récupéré par l’appareil politique du Singh Rao. Le cercle a perdu de son enthousiasme qui faisait sa richesse à l’origine au profit d’un fonctionnement assuré par le ministère des Statistiques et de l’Application des programmes. En Inde, c’est un ministère qui figure parmi les derniers en importance, après les Textiles et le Bien-Être de la Famille. Ceci a été voté la même année que le mari d’Aamena est mort des suites d’une courte maladie. Pour assurer un meilleur avenir à ses plus jeunes fils, la mère a plié bagage pour se refaire une existence ici. Ils sont arrivés il y a une dizaine d’années et ont habité Ottawa où Khagesh et Sindh ont terminé leurs études.

À Ottawa, Aamena a mis sur pied un petit cercle littéraire qui se réunissait dans les locaux de l’université. Ce cercle a bénéficié d’un volet hybride de subvention du Conseil des Arts pour une tentative de fusion entre des poètes hindous et des écrivains de l’Ontario francophone, mais leur projet s’est dissout. Ayant oui dire que le projet Taj mis sur pied à Montréal allait accueillir une grande bibliothèque, elle s’est laissée convaincre de déménager à nouveau, et depuis ce temps, elle travaille à cette bibliothèque où elle s’est donné comme mission de numériser les œuvres majeures de la poésie sanskrite, dont les Cent poèmes attribués à Amaru, strophes d’une rigueur parfaite au plan du style, qui prennent toutes naissance de la simplicité d’une image antique, décrivant une situation érotique.

 

SUITE ET FIN